Après les chaleureuses journées du 12 et du 13 novembre dans la rue et l’accord de tous les partis pour ramener le calme via un processus constitutionnel, les attaques destructives et les affrontements continuent, bien qu’avec une moindre intensité. Pourtant, si le point de référence n’est pas les moments les plus élevés de la révolte mais bien la normalité, on ne peut pas dire que ce soit fini, au contraire, près d’un mois après le début de l’explosion de la révolte le 18 octobre dernier.
Infrastructures critiques. A San Antonio (région de Valparaíso) le 15 novembre, l’antenne-relais de la télévision située sur les hauteurs du cerro Centinela a été sabotée : câble de retransmission scié et système électrique endommagé (le signal de la chaîne Canal 2 TV est interrompu). En plus des attaques déjà signalées dans le précédent aperçu contre des antennes de téléphonie mobile, le ministère de l’énergie s’est alarmé le 14 novembre de la multiplication d’infrastructures critiques touchées depuis quelques jours, définies comme des « installations essentielles pour le fonctionnment du pays« , en donnant d’autres exemples concernant son secteur : le 12 novembre dans la région d’Antogagasta, des pneus sont incendiés au pied d’un pylone à haute tension situé sur la route B-272 qui mène à Mejillones. Des patrouilles spécifiques de carabiniers ont été mises en place dans la région pour les surveiller ; à La Calera (province de Quillota), il y a eu une tentative d’attaque contre un câble à haute tension (sans plus de précision), et à Contulmo (région mapuche) le week-end des 9-10 novembre, une charge explosive a endommagé la base d’un pylone à haute tension dans la zone de Pata Gallina, bien qu’il ne soit pas tombé.
Attaques diffuses. A Iquique le 12 novembre vers 15h30, un groupe s’est rendu dans le quartier industriel de Zona Franca et a pillé une partie du stock de l’usine d’embouteillage de Coca Cola (15 arrêtés). A Valvidia vers 4h du matin le 17 novembre, c’est le siège de trois étages du parti socialiste qui part en fumée, tandis que le 14 novembre c’est le grand magasin de bricolage Sodimac dont une partie a brûlé. Dans la région de Santiago, ce sont trois agences de la Banco Estado qui sont incendiées dans la nuit, à Cerro Navia, Peñalolén et Lo Espejo. La même nuit dans la commune de Maipú, c’est un comico qui se mange deux molotovs. A La Serena le 18 novembre, le bâtiment de l’antenne du ministère du Développement Social est incendié. Sur le territoire mapuche (région de La Araucanía), deux attaques se sont produites le 15 novembre : à Villarrica (Lican Ray) un hangar agricole de colon est rasé par les flammes avec ses tracteurs et fumigateurs, tandis qu’à Hualpín c’est un hangar contenant 48 véhicules (motocross et jet-skis) qui part en fumée. Des tracts sur l’assassinat de Camilo Catrillanca un an plus tôt par les carabiniers ont été retrouvés sur place, et l’enquête confiée aux services antiterroristes.
Le 20 novembre à Talca suite à la manifestation, les bureaux de l’office du tourisme sont entièrement détruits par un incendie ; à Puerto Montt, le local du parti Renovación Nacional (RN, de Pinera) est pillé, tout comme une agence de la compagnie aérienne Latam, et un bureau de change attaqué, tandis qu’une barricade est incendiée contre la porte de la cathédrale ; à Santiago, des lycéens tentent de relancer la pratique de fraude collective dans les stations de métro La Moneda et Universidad de Chile ; à Mejillones, un camion et une pelleteuse sont incendiés dans une carrière ; à Osorno, le magasin Electro Store est pillé à la fin de la manif.
Monuments. A Temuco le 14 novembre, la statue d’Arturo Prat, héros de la marine chilienne, est déboulonnée et incendiée, provoquant l’indignation de l’armée. Le 18 novembre à La Serena, c’est celle du général et premier chef d’État du Chili indépendant, Bernardo O’higgins, qui dégage de son socle. Selon un rapport officiel, c’est cette ville qui est en tête du nombre de statues endommagées (37 !). A Alto Hospicio (Iquique) le 12 novembre, c’est un ex-avion de guerre A-36 « Halcón » offert par l’armée de l’air pour trôner sur une place qui est incendié, et le 18 novembre c’est une guérite devant la caserne Cavancha de l’armée de l’air (FACh) qui crame lors d’une manif. A Punta Arenas le 13 novembre, c’est la tronche de l’entrepreneur José Menéndez, un des grands responsables de l’extermination totale de la population Selknam en Patagonie (disparue au début du 20e siècle), qui se fracasse au sol. A Maipú (Santiago) le 19 novembre, c’est le canon du monument à la gloire de l’Indépendance (célébrant la bataille de Maipú de 1818) qui a été descellé et balancé au sol quelques mètres plus bas.
Jeux sales. Les grands incendies de forêt de l’été ont commencé au Chili, -il fait déjà jusqu’à 36°C dans certains coins- notamment dans la région de Valparaiso (4700 hectares en feu dans huit zones), où des centaines d’habitants ont déjà dû être évacués. Plusieurs branches du pouvoir insistent évidemment sur le fait que ces incendies de forêt seraient volontaires en pointant qu’il sont l’oeuvre des protagonistes des émeutes depuis le 18 octobre, tandis que d’autres insistent que c’est le moment le suspendre les manifs vue l’urgence de la situation. Autre sale petit jeu de l’Etat chilien, mettre en avant les immigrés dans cette révolte, si bien qu’il a expulsé le 18 novembre cinquante-et-un d’entre eux à coups de clairon (30 cubains, 9 vénézuéliens, 7 dominicains, 3 haïtiens, 1 colombien et 1 bolivien), accusés soit d’être en situation irrégulière soit d’avoir participé aux désordres. Enfin, il y a bien sûr les arrestations permanentes dans le cadre des instructions ouvertes : à Rancagua le 14 novembre, une personne incarcérée pour le pillage et l’incendie de l’hypermarché Central Mayorista du 20 octobre ; à Talca, cinq personnes arrêtées pour l’incendie de la permanence du sénateur UDI du 28 octobre et une autre pour l’incendie du McDonald’s du 20 octobre ; à Santiago, après deux autres personnes déjà accusées des destructions incendiaires des stations de métro Pedreros du 18 octobre (un jeune de 16 ans) et La Granja (un homme de 33 ans) le même jour, une nouvelle personne de 22 ans a été arrêtée le 15 novembre à Pudahuel, pour l’attaque contre la station de métro Del Sol le 21 octobre, et incarcérée en préventive.
Des chiffres. Pour les un mois du début de la révolte, les carabiniers de la région de Santiago ont publié le 18 novembre leur petit bilan personnel : 1116 carabiniers blessés (1961 au niveau national), 133 de leurs véhicules endommagés (854 au niveau national) et 107 attaques contre leurs casernes (131 au niveau national, plus 5 casernes de l’armée). Le lendemain dans le quartier de Bellavista, une patrouille bloquée dans la circulation a été attaquée par une cinquantaine de manifestants, blessant ses occupants, qui ont tiré plusieurs balles pour se dégager (un homme blessé au pied et une étudiante en danse à la cuisse). De plus, suite à l’étude menée par le département d’ingénierie mécanique de la Faculté de sciences physique et mathématiques de l’Université du Chili, à la demande de l’Unité de traumatisme occulaires de l’hôpital San Salvador, les balles si pénétrantes de calibre 12 tirées par les carabiniers (« perdigones ») ont été analysées : à peine 20% de caoutchouc et près de 80% de silice, de sulfate de baryum et de plomb pour les durcir. Suite à cette étude, le général directeur des carabiniers Mario Rozas décide d’auto-suspendre leur usage anti-émeute le 19 novembre, pour réserver leur emploi au même titre de les armes à feu, en cas de légitime défense, avec pour prétexte que leur composition effective ne correspond pas aux fiches techniques déclarées par leur fournisseur de balles en caoutchouc ! Il y a eu au 18 novembre, 964 manifestants hospitalisés suite à ces tirs de « balles en caoutchouc » et 222 yeux crevés, depuis un mois. Concernant les pillages, la chaîne Walmart a comptabilisé 1200 pillages et re-pillages dans 128 de ses 400 super- et hypermarchés (Lider, A Cuenta, et Central Mayorista), dont 34 ont été incendiés. Dans la région de Coquimbo, près de 72 caméras de vidéosurveillance ont été détruites sur trois communes, et le réseau de fibre optique pour les relier est entièrement à refaire. Concernant la ville de Valparaiso, un cabinet d’architectes a évalué les dégâts. Son directeur a même tenu à partager son expérience professionnelle : « j’ai vu de villes détruites par des tremblements de terre, mais un niveau de destruction généré par l’homme et avec ce niveau de violence, je n’avais jamais vu ça » ; un tiers des bâtiments du centre de Valparaiso sont endommagés, pour une estimation de plus de 180 millions de dollars de dégâts et 235 000 mètres carrés touchés. Le 19 novembre, le ministère de l’urbanisme a quant à lui lancé son « Plan de récupération de l’espace public » (tout un programme), chiffrant les feux rouges abattus par les émeutiers pour leurs barricades ou servir de bélier, en plus d’être juchés de caméras ainsi mises hors service : 303 dans les régions d’Antofagasta et Los Lagos, 140 dans la région de Santiago.
Politiciens. Depuis l’accord les partis de gauche et de droite pour réviser la Constitution via un référendum en avril 2020, beaucoup s’échinent pour promouvoir le retour à l’ordre sur le thème « nous voulons la paix« . Le championnat de football suspendu depuis cinq semaines reprendra ce week-end, la compagnie de métro de Santiago ouvre chaque jour davantage de stations (101 sur 136 au 21 novembre), et Piñera a même admis du bout des lèvres des problèmes du côté des forces de l’ordre (« Il y a eu un recours excessif à la force, des abus ou des délits ont été commis et les droits de tous n’ont pas été respectés »), un euphémisme pour parler de centaines de tortures, viols et tabassages des carabiniers, flics et soldats. Dernier accord en date entre la droite et la gauche le 21 novembre, histoire de montrer qu’il faut faire confiance à leur union nationale et leur donner du temps, l’augmentation du minimum retraite (pensiones básicas solidarias) au 1er janvier prochain, de 50% pour les plus de 80 ans, 30% entre 75 et 79 ans, et 25% entre 65 et 74 ans, ainsi qu’une baisse de 50% des tarifs de transport public pour les retraités. Pendant ce temps, des dirigeantes du Frente Amplio (FA) dont son ex-candidate à la dernière présidentielle Beatriz Sánchez ont été dégagées au cri de « vendues » dimanche 17 novembre de la Plaza Italia par des manifestants alors qu’elles souhaitaient faire une conférence de presse sur les droits de l’homme, et le même jour à Concepción des citoyens en tee-shirts blancs qui souhaitaient former le mot « Paz » pour une belle photo aérienne ont été embrouillés par des contestataires avec des pancartes « pas de paix sans justice » et « pas de paix » (avec un oeil crevé en dessin).
Grève et occupations. Enfin, plusieurs lycées et université commencent à nouveau à être occupés, comme l’Universidad Santo Tomás à Osorno ou la faculté de Droit de l’Universidad de Chile ; le syndicat des profs appelle à boycotter le test Simce du ministère de l’Education qui évalue chaque année la « qualité de l’enseignement », tandis que le 21 novembre est prévue une nouvelle journée de grève générale (des bus en service ont été caillassés dans ce cadre à Los Lirios, Troncos Viejos et Quilpué -région de Valparaiso- jeudi matin, et idem à Antofagasta pour 11 lignes sur 13 qui ont dû suspendre leur service).
Il est clair que l’enjeu actuel est l’approfondissement des hostilités face au retour à une normalité au visage autrement identique, et que les rebelles qui continuent de se battre sont à présent un peu plus isolé.e.s, même si les manifestations n’ont pas cessé. Les un.e.s ayant bien peu à perdre parce que les chaînes de leur galère sont toujours aussi lourdes d’un existant de misère et d’oppression, les autres étant conscients (du côté de la gauche radicale et des occupations) que ce n’est pas en baissant le niveau de conflictualité qu’ils gratteront des changements substantiels. Toujours du côté de celleux qui n’ont rien à négocier mais tout à prendre et à détruire, la question de la solidarité se pose plus que jamais. A Thessalonique (Grèce) par exemple, la voiture du consul chilien est partie en fumée, tandis qu’à Munich (Allemagne) les distributeurs de tickets de plusieurs stations de métro se sont enflammés. La solidarité c’est l’attaque !
[Publié sur indymedia nantes, 21 novembre 2019]