« Au milieu de cette Amérique Latine pleine de convulsions, notre pays le Chili est une véritable oasis »,
Sebastián Piñera, 8 octobre 2019
Ces trois derniers jours, de mardi 29 octobre à jeudi 31 octobre, la révolte au Chili a dû s’inscrire dans un contexte où de nombreux contre-feux ont été allumés pour la ramener vers des chemins plus raisonnables. Puisque le choc frontal de la force brute avec état d’urgence et couvre-feu nocturne pendant une semaine n’y a pas suffit, c’est à présent une stratégie d’encerclement qui se déploie : d’un côté en ouvrant plus grand la porte à ceux qui veulent négocier et réformer le pays (début d’un possible processus de révision de la Constitution, lancement d’un prochain Grand Débat à la française, réception acceptée des partis d’opposition à La Moneda) ; d’un autre côté en séparant dans la rue le bon grain pacifique de l’ivraie émeutière (de l’organisation de concerts sur les places aux assemblées citoyennes et jusqu’à la dramatisation de certaines attaques, tout en passant par les condamnations officielles du bordel par les leaders de gauche).
Face à cela, pour donner une idée variée des attaques diffuses, prenons la seule journée de mardi : incendie aux molotovs de la mairie de Quilpué (un jeune de 18 ans incarcéré et un mineur en contrôle judiciaire), nouveaux pillages et affrontements à Concepción, sans compter les vitres brisées du ministère de la pêche ; incendie des locaux de l’Automóvil Club (auto-école) à La Serena, pillage d’un supermarché Unimarc à Antofagasta, incendie de l’église El Salto dans la localité de Púa (Victoria) avec une banderole « Resistencia Mapuche » laissée à côté ; déboulonnage de la statue du conquistador espagnol Pedro de Valdivia à Temuco et tentative manquée contre la même Plaza de la Independencia à Concepción, et marteau-burin contre celle du général massacreur Cornelio Saavedra sur la Plaza de Armas à Collipulli ; incendie de sept engins de chantier et un camion de l’entreprise Forestal Mininco à Capitán Pastene (Lumaco) revendiqué par le groupe « Natchez Pelantaru » de la Coordinadora Arauco Malleco (CAM) ; fermeture provisoire de la station de métro Bellavista à La Florida suite à une nouvelle fraude massive de lycéens ; pillages de l’hypermarché Líder et du Mall à Coronel la nuit de lundi ; incendies pendant une manif d’une banque et de commerces à Quillota, ainsi que l’incendie du marché municipal (Feria Modelo del Parque Aconcagua) qui a consumé 17 locaux, mais aussi début d’incendie de l’entreprise Easy dans la zone industrielle ; pillages du centre commercial (Mall) Open Plaza à La Calera et saccage de la Scotiabank, en plus des blocages des Ruta 5 nord et Ruta 60 ; nombreux pillages et saccages du centre ville de Punta Arenas la nuit de lundi ; incendie du péage de Catillo à Parral ; blocage de la Ruta 5 à hauteur de Maullín dans la région de Los Lagos, ce qui empêche de se rendre sur l’île de Chiloé, et incendie de deux cabines de péage ; caillassage massif par la foule du commissariat à Calbuco et à Puerto Montt, ainsi que de la préfecture dans cette dernière ; pillage et incendie partiel de la permanence du sénateur Coloma (UDI, au pouvoir) à Talca ; attaque des péages à Pelequén et San Fernando ; saccage de la Poste à Orsono pendant la manif ; manifestations de 10 000 personnes à Santiago qui partent de Plaza Italia pour se rendre devant le palais présidentiel de La Moneda, ponctuées d’affrontements et de quelques pillages (un magasin Tricot, une pharmacie Ahumada, un supermarché Unimarc puis un Claro dans la nuit, également incendié), sans compter les incendies systématiques des entrées de la station de métro Baquedano (qui a servi de centre officieux de torture pendant l’état d’urgence) ; saccage de deux agences des AFPs (caisse de retraite), d’annexes de la mairie à Valvidia, sans compter l’hôtel et le casino Dreams qui ont perdu leurs vitres lors d’une émeute de six heures…
Si on s’intéresse aux attaques de ces deux derniers jours, elles ont (provisoirement ?) baissé -ce qui n’est pas le cas des blocages de route-, mais sont également de plus en plus reléguées à la rubrique « faits divers » ou passées sous silence, ce qui rend les possibilités de donner un aperçu encore plus dérisoire. En ce sens, c’est une sorte de retour à la normale commune à d’autres parties du monde : quand le pouvoir ne peut taire ce qui se passe il en parle en en tordant le sens, avant de revenir à une gestion plus traditionnelle de l’information, à savoir divulguer essentiellement les désordres lorsque la répression procède à des arrestations, ou sous forme de faits isolés (la catégorie « asociaux » est à présent en voie de détrôner celle de « délinquants » dans la presse). Depuis le début de la semaine, et cela ne va qu’en augmentant, sont ainsi exhibées les proies arrêtées par la PDI (PJ musclée chilienne) après perquisitions, avec force images de personnes menottées suite à des pillages ou des destructions qui se sont produites ces douze derniers jours. A titre d’exemple, le parquet de la région de Biobío a exhibé 15 voitures saisies, des milliers de produits volés dans les supermarchés et 27 arrêtés. La PDI se fait aussi fort de préciser que c’est suite à la centaine de vidéos reçues anonymement suite à son appel à témoins. Le pompon revient à ce malheureux professeur de maths de 35 ans exhibé de long en large sur les écrans depuis mardi 29 octobre au soir, qui est le premier arrêté (sur vidéosurveillance) pour les attaques initiales contre le métro qui avaient tant fait grincer des dents : il a été incarcéré en préventive pour 90 jours reconductibles en prison de Haute Sécurité, accusé d’avoir détruit des tourniquets et des composteurs de carte Bip le 17 octobre dernier à la station de métro San Joaquín (Santiago). Du côté des autres mises en scènes spectaculaires pour isoler les révolté.e.s en les présentant comme des monstres, il y a aussi ces quelques actes qui sont montés en épingle pour provoquer le rejet immédiat, ce qui constitue une stratégie contre-insurrectionnelle classique : en direction de la gauche sont présentés les incendies du théâtre et du conservatoire de musique à Concepcion ou les dégâts contre le Café Littéraire du Parc Bustamante à Santiago dans le quartier Providencia (30/10, dont des meubles et des livres ont alimenté les barricades enflammées), et pour émouvoir les familles, c’est le pillage (de médicaments) dans une pharmacie de la Ligue contre l’épilepsie qui est exhibée à La Serena le 30 octobre.
Concernant les journées de mercredi et jeudi 31 octobre, on peut noter l’incendie de deux cabines du péage Chuquicamata à Iquique sur la route A1 qui mène à l’aéroport Diego Aracena (après avoir chassé les employés), et aussi dans cette ville les camions de transport de sel qui ont dû décharger sous pression leur cargaison sur la route qui relie les ports de Patillos et Patache ; le saccage d’un office notarial à La Serena, ainsi que des bureaux de la Corporation Industrielle du développement régional (CIDRE) dont les meubles et ordinateurs ont alimenté les barricades ; un incendie au molotov du siège de la préfecture régionale de Punilla à San Carlos (trop vite éteint) ; des affrontements avec les carabiniers à La Serena lors de la manifestation de 4000 personnes ; idem à Chillán, Ancud, Viña del Mar (avec caillassage de la mairie), Antofagasta (2000 manifestants), Santiago (du côté du pont Pío Nono et de Parque Forestal), Talca, Concepción (avec tentatives de pillages et gros affrontements) ; des blocages d’autoroute à Aconcagua ; un pillage rusé d’un supermarché Mayorista 10 à Valparaíso en passant par les toits,… Au total, si on en croit le bilan du gouvernement publié jeudi peu avant midi et concernant le 30 octobre, il y a eu une quinzaine d’attaques conséquentes, dont le saccage du Café Literario à Providencia (Santiago) ; le pillage d’un magasin d’optique et d’un supermarché Unimarc à Santiago ; l’incendie d’une cabine de péage à San Bernardo ; l’attaque avec des dégâts contre une caserne de carabiniers à Padre Hurtado ; le pillage du magasin La Polar, le saccage de l’office électoral (Servel, 14 arrêtés), des dégâts contre les Pôle Emploi (Sense) et le consulat de France, tout cela à Concepción ; le pillage d’un Homecenter (Copiapó) et d’un supermarché Unimarc (Antofagasta). Il y a eu également 36 blocages de routes (dont 7 sur la Ruta 5), 400 arrêtés et 17 véhicules de police endommagés.
Le 30 octobre, la PDI a également réndu public le nombre d’incarcérés en préventive au cours de l’état d’urgence : 587 en préventive dans 193 procédures judiciaires concernant des délits contre la propriété et 45 enquêtes en cours pour des délits contre les personnes (leur petit personnel, en l’occurrence). La PDI affirme également avoir reçu plus de 2000 « vidéos de haute-qualité » de collabos suite à son appel intitulé « que ceux qui sont témoins de personnes menant un pillage ou commettant un délit, les filment et nous envoient la vidéo« . De son côté, le ministère de la Justice avait précisé l’avant-veille que 9.203 pesonnes ont été arrêtées entre le 19 et le 28 octobre et que le parquet a lancé 228 procédures contre 997 mis en examen (dont environ la moitié est donc en préventive, et les autres sous contrôle judiciaire). Pour donner une idée des dégâts, que chaque commune commence à évaluer petit à petit alors que rien n’est terminé, la Chambre de Commerce de Concepción (220 000 habitants) évaluait en début de semaine à 180 les locaux pillés et détruits, dont 80 concernant des « petits commerces » (mais existe-t-il une « petite exploitation » ?). Enfin, l’Asociación Chilena de Municipalidades a estimé que 38 mairies de tous bords avaient été attaquées depuis le début de la révolte dans 23 communes, dont 12 sont totalement inutilisables (et les autres partiellement).
Du côté de la politique, la grande annonce de Piñera le 30 octobre fut bien entendu le renoncement du Chili à organiser le sommet de l’APEC (Coopération économique pour l’Asie-Pacifique) prévu en novembre, du coup transféré en Malaisie, et celui de la COP25 qui était prévu en décembre. Sa raison officielle est que sa « première préoccupation est de rétablir l’ordre public, la sécurité de nos citoyens et la paix sociale », et la réalité est que c’est la révolte en cours qui les a annulé pour la sécurité… des chefs d’Etat étrangers et de leurs délégations (25.000 délégués pour la COP25, dont les hôtels et les avions étaient réservés depuis longtemps). On se doute que cette décision fait partie d’une vision plus large pour écraser et étouffer le mouvement. Au-delà de ce qui va suivre, il ne faut pas oublier que la répression suit son cours, avec les premiers procès qui vont commencer pour les faits liés au début de la révolte, et que se produisent tous les jours de nouvelles perquisitions et arrestations dans le cadre des enquêtes ouvertes et dans les émeutes incessantes (sans parler des blessés, plus de 700 par balles au 31 octobre selon l’INDH). Après avoir joué très rapidement la carte du terrorisme d’Etat avec les militaires avant de devoir la retirer s’il ne voulait pas commettre un massacre de masse, le président Piñera la joue démocratie participative, aidé par l’opposition de gauche. Le 29 octobre, les partis ont tous fait leur condamnation officielle dans un étrange ballet médiatique synchronisé, comme le leur avait demandé le nouveau ministre de l’Intérieur pour commencer à négocier : « avec les pillages et les incendies on ne change pas le Chili » (Beatriz Sánchez, ex-candidate à la présidentielle de 2017 pour le Frente Amplio), « nous qui avons défendu publiquement les mobilisations ne devons pas hésiter à condamner les incendies » (Gabriel Boric, ancien leader du syndicat étudiant FECH et député de Convergencia Social), « bien sûr que nous condamnons les destructions et les incendies qui se succèdent en ce moment » (Giorgio Jackson, ancien leader de la confédération étudiante CONFECH, député de Revolución Democrática), « nous condamnons catégoriquement et sans demie-mesure la violence dans les rues. Ne laissons pas le réveil du Chili être terni par des actions qui ne représentent pas la grande majorité » (Daniel Jadue, maire communiste de Recoleta et membre du comité central du PCCh), « la violence que nous avons vu aujourd’hui à Santiago n’a rien à voir avec les justes revendications qui cherchent avancer vers un Chili plus juste » (Marcelo Diaz, député PS de Valparaíso et ex-ministre d’Etat du gouvernement de Bachelet).
Ceci fait, tous ont été reçus le 31 octobre à La Moneda pour discuter avec le gouvernement (sauf le petit parti communiste qui a refusé en prétextant attendre la satisfaction des revendications de la CUT), et doivent envoyer leurs propositions pour dimanche. Piñera ayant annoncé qu’il allait lancer un Grand Débat à l’image de la manoeuvre macronienne face au mouvement des gilets jaunes, et qu’aucun sujet n’y serait tabou y compris une réforme de la Constitution héritée de la dictature de Pinochet, la gauche associée aux syndicats (Mesa de Unidad Social) vient de lancer ses propres forums à travers tout le pays. A côté des manifestations pacifiques parfois encadrées de dispositifs culturels (concerts, etc), ce sont ainsi jusqu’à plusieurs centaines de personnes qui s’asseyent en rond dans les rues depuis plusieurs jours pour… rédiger une nouvelle Loi Suprême ! Ce truc s’appelle des « cabildos« , un mot importé par les conquistadors au Chili : dans les villes de l’ancien empire colonial espagnol, le cabildo ouvert était une modalité extraordinaire de réunion des citoyens, mise en œuvre en cas de motif impérieux – cas d’urgence, communication royale, ou désastre, ou plus précisément un mécanisme de représentation des élites locales face à la bureaucratie royale. Ces forums ou ateliers constituants et revendicatifs à l’air libre (ou parfois dans des salles sur inscription) se sont par exemple tenus ces derniers jours à Viña del Mar, La Serena ou à Colo Colo (1500 personnes réunies dans le stade).
Au final, malgré tout ce brassage de vent politicien, le président Piñera n’a bien sûr lâché aucune miette de plus (il se contente de faire voter celles annoncées sur l’électricité ou les retraites) depuis une semaine. Alors, puisque l’heure n’est plus aux blas blas pour beaucoup, d’autres personnes encore prennent directement la rue pour faire avancer leurs propres intérêts, quels qu’ils soient : à Calbuco, les pêcheurs bloquent l’accès au port San José en empêchant les camions qui approvisionnent la région de se fournir en carburant. Ils réclament l’augmentation des quotas de pêche de merlu, comme leurs collègues en grève à Chiloé, pendant que des centaines de pêcheurs de Toltén ont eux manifesté à Temuco pour demander l’abrogation de la Loi sur la pêche de 2013. A Puerto Montt et Orsono, ce sont les taxis collectifs qui ont rejoint les manifs en bloquant la circulation pour réclamer une baisse de la taxe sur le carburant. A Quellón à l’inverse, ce sont les employés des élevages industriels de saumon qui manifestent contre les blocages de route aux deux entrées de San Antonio, qui empêchent les camions de leurs exploitations de mort de circuler, les privant de travail, …et ainsi de suite. Une fois ouvert le chaudron magique de la revendication, celles-ci peuvent être infinies et le dialogue avec le pouvoir se prolonger jusqu’aux calendes grecques, de Grand débat impulsé par le haut en cabildo ou assemblée de quartier lancés par le bas. Ce qui compte est de rester entre gens civilisés qui se reconnaissent mutuellement, loin de tous ces barbares qui ne demandent rien et se vengent d’une existence de misère et d’humiliation en fraudant, saccageant, pillant et détruisant. Aujourd’hui, c’est certainement de ces derniers qu’on peut se montrer solidaires, et pas d’un « peuple chilien qui s’est réveillé » et autres fariboles nationalo-populistes.
Le 24 octobre à Mexico près de la cité universitaire, des enragés ont tendu une banderole (« Solidarité avec les prisonniers du Chili et d’Equateur« ) en coupant la route avec des barricades enflammées, et fracassé un camion coca cola en passant. Le 30 octobre à Athènes, une manifestation de solidarité avec la révolte au Chili près de l’université s’est traduite par des affrontements avec les flics, des barricades et un peu de casse. En France, le 28 octobre un tag « (A) solidarité avec Exarchia et avec le Chili no borders » est apparu sur les murs de la sous-préfecture de Cherbourg ; le 30 octobre sont apparus plusieurs tags solidaires dans le métro Croix-de-Chavaux à Montreuil (dont Solidaridad con la revuelta en Chile !, Abajo la karcel ! et Plutôt fraudeuse que contrôleuse !) ; à Marseille c’est le consulat du Chili qui a été pourri le 30 octobre (« Ici comme là bas, que crèvent les keufs, les états et leurs armées ! Abrazo desde Francia weones !« ). Et à Mexico le 31 octobre s’est déroulée une petite manifestation sauvage anarchiste qui est descendue à la station de métro Auditorio en laissant des tags sur ses murs (comme Pinera asesino).
Au Chili, la révolte ne semble pas prêt de s’éteindre, malgré les tentatives actuelles de contre-feux citoyens qui succèdent au couvre-feu militaire. Les braises de ces douze derniers jours intenses fument encore à travers tout le territoire, et si comment les raviver et les étendre est une question qui se pose certainement aux compagnon.ne.s sur place, comment envoyer jusque là-bas un vent de solidarité pourrait bien être la nôtre. N’existe-t-il pas ici aussi d’innombrables obstacles à la liberté à attaquer ardemment ?
[Publié sur indymedia nantes, 1er novembre 2019]