Mercredi 23 octobre fut la journée de grève générale (424 000 personnes dans 68 manifs, selon l’Etat), et bizarrement, ce n’est pas celle où il y a le plus de choses à dire. C’est un peu comme si les grands nombres avaient rappelé au pouvoir que beaucoup souhaitent changer les choses plus profondément que les premières mesures annoncées – d’un système libéral vers un filet social pour l’adoucir, sans remettre en cause le capitalisme – et qu’il faudra certes compter sur eux, mais dans le calme. Ce qui ressort le plus, ce sont donc les demandes de démission de Piñera et surtout, surtout, le retour des militaires dans leurs casernes.
Sans détailler une fois de plus les régions et villes sous couvre-feu (qui commence cependant à être un peu allégé ici ou là comme à Concepción, 23h-4h pour cette nuit), une des nouvelles qui émerge de plus en plus est la mobilisation en territoire mapuche. A Boroa, Freire, Pelales et Boyeco, en zone rurale, se sont par exemple multipliés les blocages de routes avec des barricades enflammées, idem à Collipulli sur l’autoroute. Ce sont bien entendu des zones déjà très conflictuelles, habituées aux affrontements avec l’armée et où les sabotages contre l’industrie forestière ne sont pas rares (sans même parler de la question foncière). A Temuco, bien que la manifestation n’aie pas été autorisée par les militaires qui gèrent l’état d’urgence (contrairement à d’autres endroits), 6000 personnes se sont rassemblées Plaza Anibal Pinto en fin de matinée, et elles étaient 15 000 à défiler le soir venu. La nuit pendant le couvre feu, des émetteurs de la télévision et radio ont été réduits en cendres dans le Cerro Ñielol à Temuco. Au total, 383 manifestants ont été incarcérés dans la région (Cautín, Malleco, Villarrica) depuis dimanche, sur les 2.410 incarcérés recensés à l’échelle nationale depuis le 17 octobre par l’INDH mercredi à 22h (et 535 blessés, dont 210 par armes à feu et 20 « au pronostic vital engagé »). Parmi les jolies petites vidéos qui tournent, il y a par exemple ce groupe de jeunes contrôlés de nuit à Temuco par des carabiniers, qui se rebellent, frappent les bourreaux en uniforme et parviennent à s’enfuir après leur avoir chourré leur arme.
A Santiago, le grand rassemblement s’est déroulé comme de coutume Plaza Italia, mais en débordant sur les boulevards adjacents. Plusieurs affrontements ont eu lieu avec les carabiniers, notamment au croisement de Alameda et Santa Rosa, et le symbole de la journée fut peut-être l’attaque de l’hôtel de luxe Principado de Asturias près du parc Bustamante, qui a perdu ses vitres et dont la réception fut saccagée. Une partie de son mobilier a servi à alimenter le feu des barricades pendant que les karatékas de plusieurs pays qui espéraient participer tranquillou aux championnats du monde jeunes dans la capitale chilienne ont dû évacuer à toute berzingue leur résidence provisoire. On notera également l’attaque qui a ensuite eu lieu un peu plus tard Plaza Baquedano, toujours à Providencia (Santiago) du hall de la tour Telefónica Chile, longtemps la plus haute de la capitale et dessinée par un architecte technophile en forme de téléphone portable. Ailleurs autour des manifestations ou après, on peut noter le pillage d’un gros camion de nourriture à Tarapacá (ensuite incendié), celui de plusieurs commerces à Rancagua, celui du supermarché Mayorista 10 à San Bernardo avenue Portales, celui d’un Ripley à Valparaiso Plaza Victoria ; le nouvel incendie de la station de métro à Maipú (Santiago) sans oublier celui d’un supermarché Alvi précédemment pillé, celui du supermarché Unimarc à Antofagasta Plaza Bicentenario, celui du Mall chino à San Ramón, celui de l’hypermarché en gros Central Mayorista à Conchalí, celui de l’hypermarché Acuenta à Renca précédemment pillé… Enfin, à Coyhaique en Patagonie, une partie de la prison (Centro de Cumplimiento Penitenciario) a été incendiée, mais on ne sait pas si le feu est parti de l’intérieur ou de l’extérieur (aucun prisonnier blessé).
En passant, précisons que s’il est un point commun entre les différents partisans de l’autorité, c’est bien de refuser de penser qu’un mouvement de révolte puisse être largement spontané et autonome : d’un côté les carabiniers parlent de « groupes organisés de traficants de drogue » derrière les… 3000 commerces pillés, de l’autre les complotistes en tout genre hurlent… au complot (les flics ont incendié les métros !, et pourquoi les flics étaient absents là ou là ?, les flics travaillent avec les encapuchados !, etc etc), et pour finir les idéologues les plus obtus fustigent « les dégâts faits par les black blocks » (chez Révolution permanente) ou insultent directement les joyeux casseurs-pilleurs chiliens à coups de révisionnisme stalinien : « des carabiniers ou militaires ont volontairement incendié des commerces, pour ensuite recevoir les propriétaires d’hypermarchés à La Moneda (le palais présidentiel) et justifier ainsi le recours aux forces armées. Non, le pays n’est pas en proie à une émeute violente et pillarde » (Raquel Garrido, France Insoumise dans Marianne du 24/10).
Du côté de la politique chilienne, le président Piñera se montre plus ouvert qu’au début en matière de miettes à lâcher pour étouffer la révolte, en tout cas avant les deux réunions internationales qui doivent se tenir au Chili – le forum de la Coopération Asie-Pacifique (Apec) les 16 et 17 novembre, et la COP 25 du 2 au 13 décembre. Il a continué sa tournée de consultations pour « comprendre la crise » (notamment avec des intellectuels serviles, comme l’ancien ministre socialiste José Antonio Viera-Gallo) ; il vient d’adresser aujourd’hui un signal à la gauche à la chambre des députés lors du vote de la proposition de loi communiste de réduction de la durée hebdomadaire du travail de 45h à 40h (les députés RN de son parti se sont abstenus plutôt que de voter « contre » comme prévu) ; et son gouvernement recevra la puissante Fédération des ouvriers du cuivre (FTC) regroupant des salariés de toutes les divisions de l’entreprise publique Codelco – principale productrice de cuivre au monde -, une FTC qui a décidé de profiter de la situation pour discuter amélioration des conditions de travail sans attendre le retrait des militaires de la rue. Pendant ce temps, le nombre d’incarcérés pour « pillages et destruction » augmente en même temps que les cas de torture et de blessures par balles des forces de l’ordre, et on assiste également aux premières perquisitions de domiciles comme à Rancagua pour récupérer les produits de supermarchés pillés chez les gens (enquêtes de police basées sur les vidéos en ligne). Cette nuit beaucoup de personnes n’ont une fois de plus pas lâché l’affaire malgré le couvre-feu, notamment dans les quartiers périphériques de Santiago où plusieurs barricades enflammées ont illuminé la nuit.
A chacun.e de voir comment ici aussi étendre le feu contre un même monde d’oppression et de domination, et pourquoi pas offrir un peu d’oxygène aux feux de la révolte chilienne.