« Souviens-toi que tous les instants qui nous ont couronnés toutes les routes radieuses que nous avons ouvertes iront sans fin vers leur lieu anxieux vers leur bouton en fleur à l’horizon et que de cette quête exténuante et précise nous n’aurons d’autre signe que de savoir qu’elle ira là où l’un pour l’autre nous aurons vécu »
Mário Cesariny
Le compte a rebours est parti tellement de fois, que nous donnons désormais tous les chiffes en vrac. La détonation n’a pas encore percé les tympans, mais la tension monte, monte, monte… jusqu’à prendre les traits du règlement de comptes. À l’intérieur comme à l’extérieur du Palais, tout le monde a commencé à protester. Le roi Ubu proteste contre ceux qui ont l’audace de le critiquer, ses rats qui le voient couler protestent, ses rivaux qui ne savent plus pour quel candidat voter protestent, ses employés (des magistrats aux diplomates, en passant par les policiers) qui n’ont pas les moyens de travailler protestent, ses sujets qui n’ont pas de travail pour se faire exploiter protestent, ses ennemis qui ne savent plus quoi faire protestent. Et les rares qui restent silencieux savent déjà que bientôt viendra leur tour de protester.
Grande est la confusion sous les cieux, mais on ne peut pas dire que la situation soit prometteuse. Le feu grec reste mystérieux, tandis que dans la boutique en bas de chez soi ne restent disponibles que de secs biscuits [tarallucci] italiens. Plus que critiquer, on déplore. Plus que prétendre, on demande. Plus que blasphémer, on prie. Et si les « sacro saintes » revendications ne sont pas écoutées, patience ; on se serrera la ceinture.
Et quand les derniers trous seront passés, qu’arrivera-t-il ?
Pour l’instant, la plupart du temps la colère qui éclate se dévore elle-même. Le nombre de malades et de suicides augmente inexorablement, tandis que les belles mains des assassins (et belles ne sont que celles qui ne portent pas d’uniforme) sortent rarement des poches. Comme si la vie, déçue par ses espoirs de survie et sans aucune autre perspective, était pressée d’en finir. Mais le suicide est une vocation et les pathologies durent trop longtemps. Il faut trouver une cible, un objectif commun contre lequel décharger toute cette rage qui s’accumule.
Malheureusement, ceux qui parviennent à la pointer, ce n’est pas nous. La voix intérieure qui nous susurre à la tête et au cœur se tait, elle semble s’être épuisée. A sa place s’élève, déformé, le vacarme environnant extérieur. Ce n’est pas une voix humaine qui questionne ce que nous entendons, mais un coassement qui se contente de rendre compte des propos des médias. Ces médias qui nous « informent » à domicile 24 heures sur 24, sur le politicien pour lequel voter, le fait divers sur lequel bavarder, l’opinion à exprimer, le slogan à répéter, le désir à réaliser, la chanson à fredonner, la marchandise à acquérir, le programme à regarder, le problème à résoudre, le livre à lire, la tragédie à déplorer, l’habit à endosser, le succès à célébrer, le personnage à admirer… Eh bien, on peut être certains qu’ils nous indiqueront aussi l’ennemi à haïr et à tuer. Ils le font déjà. Lorsque les écrans de télévision s’éteindront, les flammes brûleront plus les baraques des pauvres que les villas et les palais des riches.
Pendant ce temps, dans notre petit coin du mouvement, tout se passe comme d’habitude. Nous, « enfermés dans notre tour d’ivoire », perdons notre temps à courir derrière des rêves toujours plus irréalisables (« Je conseille aux idées élevées de se munir d’un parachute », disait un bouffon aussi brillant que putride). D’autres, immergés dans leur flaque de merde, dépensent le leur en ayant recours à une réalité toujours plus misérable (peut-être faudrait-il aussi prévenir les idées basses que l’ascenseur est hors service). C’est une question de priorité, en somme.
Il est possible que nous finirons tous engloutis par l’abysse qui se profile, sous forme d’une implacable dictature à base de psychotropes et de barreaux ou bien d’une guerre civile impitoyable avec son corollaire de lynchages et de viols. Tâtonnant dans le vide, réussirons nous à apprendre à voler ? Impossible de le prévoir. Ce sera certainement une occasion, une terrible occasion, qui rappelle à l’esprit ce qu’un anarchiste écrivit quelques jours après la fin de la « semaine rouge »*, il y a presque un siècle : « Nous avons vu que les événements imprévus donnent ce qu’ils peuvent donner, mais pour réussir il faut être préparés méthodiquement selon des plans préétablis. Et nous avons vu à nouveau que des occasions peuvent surgir lorsqu’on s’y attend le moins et que, par conséquent, nous devons toujours être prêts ».
Au-delà du fait que l’irruption de l’imprévu envoie toujours valser tous les « plans préétablis », dont l’élaboration ressemble davantage à un exorcisme qu’à un projet, et que la prise de conscience de ce qui a eu lieu dans le passé n’a jamais empêché la répétition des mêmes erreurs dans le présent (comme en témoigne la fin des occupations d’usines en 1920, décrétée par les mêmes bureaucrates syndicaux qui ont déclaré la fin des grèves de l’été 1914, des bureaucrates en lesquels trop d’anarchistes avaient à nouveau fait confiance), le sens général de cette antique réflexion reste immuable.
Tout bouleversement, rompant le flux de la normalité, ouvre mille occasions. C’est à nous de savoir les saisir pour réussir déjouer, y compris le temps.
* NdT : La « semaine rouge » (settimana rossa) est une insurrection populaire partie d’Ancône pour se diffuser dans d’autres régions en juin 1914. Suite à l’assassinat policier de trois manifestants antimilitaristes, elle s’est transformée en grève générale avec barricades et occupations d’usines.
[Traduit de l’italien par cracher dans la soupe, de l’apériodique anarchiste Machete (Florence) n°6, septembre 2010, p.2]