Beaucoup l’auront remarqué, mais la période de confinement de 53 jours n’a pas seulement été marquée de notre côté de la guerre sociale par un auto-enfermement ou par des distributions de masques et de barquettes de nourriture, mais également par une offensive incendiaire contre de nombreuses cibles de la domination : de fourgons de la pénitentiaire à des véhicules de bailleur social, de ceux de constructeurs de prison à ceux de collabos de la machine à expulser, de transformateurs électriques à de gros câbles en fibre optique, de voitures d’élus à des mâts de vidéosurveillance, de voitures de la flicaille à des pylônes d’antennes-relais. Si la conflictualité générale, diffuse et anonyme n’a donc pas manqué, dans les quartiers comme dans les rues et les chemins de campagne déserts, c’est pourtant à propos des moyens de télécommunication qu’est plus que jamais revenue la petite ritournelle sur l’ «ultra-gauche» dans la sale bouche des porte-parole du pouvoir.
Chez eux, cette catégorie ne se réfère bien sûr pas au conseillisme marxiste historique, mais constitue le grand chapeau policier utilisé pour désigner toute une frange radicale auto-organisée contre l’Etat et le capital (une «mouvance») partisane d’une méthode de lutte que les assassins en uniforme qualifient de «violente». Employée à tout va par le pouvoir en fonction des intérêts du moment (après la mode «anarcho-autonomes», «black blocs» ou «ultra-jaunes»), cette catégorie a pour double fonction de nommer pour isoler, mais aussi de disqualifier et réduire pour réprimer, en touchant par exemple indifféremment des antifascistes et des communistes, des autonomes et des anarchistes, des gilets jaunes et des squatters, des anti-nucléaires et des féministes queers, soit plus globalement tous ces individus qui sortent du cadre institutionnel pour être rentrés de force dans la petite case «violences urbaines politisées à gauche» des services de renseignement. Il s’agit bien sûr d’un non-sens absolu, ne serait-ce que dans la filiation d’une partie d’entre eux avec la gauche, mais qui a jamais prétendu que ce genre de fichiers puisse jamais représenter une quelconque réalité variée, fluctuante, riche et diverse de pratiques et de débats, plutôt que l’étroit cerveau policier qui les alimente ?
Concernant les enquêtes en cours sur les attaques d’antennes-relais, certains éléments significatifs, parfois distillés avec parcimonie, commencent à sortir ici ou là. Ils pourront intéresser les farouches ennemis du pouvoir, c’est-à-dire celles et ceux qui n’entendent en aucune façon s’y substituer, mais pourront peut-être aussi alimenter certains débats sur l’attaque et sa répression.
* Eléments de langage
On sait depuis longtemps que les mots font partie de toute stratégie contre-insurrectionnelle. S’il n’en fallait qu’un exemple bien connu, c’est par exemple ce même Etat (tous les Etats) qui à la fois pratique le terrorisme à une vaste échelle et qui prétend en même temps détenir le monopole pour (dis)qualifier ce qui en relève ou pas. Autre exemple : jusqu’à très récemment, alors que les destructions d’antennes de téléphonie mobile s’étaient par exemple multipliées parallèlement au développement du mouvement des gilets jaunes, il n’avait pourtant jamais été question de «complotistes anti-5G» ! A l’exception de quelques régions où les attaques subversives foisonnent depuis plusieurs années (comme Grenoble), la stratégie du pouvoir était plutôt de les passer sous silence ou d’en minimiser la portée en les isolant les unes des autres. D’après un recensement non-exhaustif des destructions sorties dans la presse (généralement régionale), ce ne sont ainsi pas moins de cinquante antennes qui sont parties en fumée de différentes manières et aux quatre coins du pays l’année dernière, de la fin 2018 à la fin 2019, sans qu’on entende parler jusque dans le plus petit journal de «complotisme» ou d’ «ultra-gauche». Hier comme aujourd’hui, où près de quarante sites d’antennes ont été officiellement incendiés ces deux derniers mois en France (et 140 en Europe), les motifs en avaient par principe été variés, et des seules véritables indications disponibles, c’est-à-dire à travers les rares communiqués puisqu’elles se passent généralement de mots ou à travers les rares personnes arrêtées qui ont tenu à déclarer quelque chose, il ne ressortait évidemment aucune trace de ces abus de langage policier !
La caricature exercée par le pouvoir d’associer par principe ce type de cible spécifique avec ce type très particulier de théories fumeuses comporte un élément préventif pour éviter que ces attaques prennent une dimension supplémentaire (l’appel d’offres de la 5G à 2 milliards d’euros ayant été reporté d’avril à septembre prochain, ce qui fait de la France l’un des derniers pays européens en terme d’implantation réelle), et un élément de chantage dissuasif : que cessent les attaques anonymes actuelles, interprétables et défendables par quiconque, afin de ne pas risquer d’être assimilées à des hurluberlus. Ce genre d’opération disqualifiante est bien entendu menée à l’échelle européenne de façon systématique quelle que soit la situation réelle, comme on a pu le voir aussi bien en Angleterre où la 5G est déjà déployée en masse qu’en France où elle démarre à peine en phase de test ou à Chypre où elle n’est pas encore arrivée, selon un schéma encore entériné le 15 mai dernier par le coordinateur anti-terroriste de l’Union européenne, Gilles de Kerchove lors d’un Comité de sécurité intérieure.
Au-delà des discours généraux qui font à présent feu de tout bois pour tenter de freiner cette tendance destructive contre les infrastructures critiques de communication, on a pu apercevoir deux signaux récents de cette stratégie contre-insurrectionnelle à l’œuvre. A Grenoble d’abord, où le fameux procureur Vaillant a martelé cette thèse suite à l’attaque coordonnée de trois antennes le 18 mai, là où il bourrinait auparavant contre la seule ultra-gauche en appelant même en vain l’anti-terrorisme parisien à la moindre occasion… avant d’être vite démenti par un communiqué de revendication. Dans le Jura ensuite, où les enquêteurs de la police judiciaire de Dijon et de la section de recherche de Besançon ont pavoisé le 28 mai suite à l’arrestation de deux personnes, accusées de l’incendie d’une antenne et d’engins de chantier à Foncine-le-Haut en avril dernier. Le fait qu’une des deux semble avoir reconnu les faits en garde-à-vue allait enfin permettre au pouvoir de valider sa thèse réductrice, au point qu’un des fameux sites anarchistes pour la guerre sociale se soit même permis de classer cette arrestation dans sa rubrique «complotisme» ! Quoi, un pizzaiolo jurassien dont on ignore tout sauf ce que la poulaille fait fuiter dans la presse, aurait-il donc par hasard prétendu que la 5G favorisait la diffusion du coronavirus ou une autre faribole du genre ? Et non, pas le moins du monde. Mais alors; qu’est-ce qui lui vaut cet honneur immérité ? Tout simplement le fait d’avoir osé déclarer à la face des chiens en uniforme être « convaincu du caractère nuisible de la 5G pour l’environnement du fait de la puissance de leur rayonnement », et à propos de l’incendie des engins que «ces travaux étaient néfastes à l’environnement et dissimulaient en réalité l’installation d’un réseau 5G». Etre sensible à l’écologie et penser que la 5G est nuisible pour l’environnement contre l’avis des experts des comités scientifiques, voilà le crime de la pensée qui lui vaut d’être mis au banc des deux côtés de la barricade, pour «complotisme anti-5G».
Ce qui semble désormais définir ce terme dont l’Etat entend faire un large usage vient ici de trouver une première application, et la plus large qui soit : être en désaccord avec les autorités qualifiées sur le caractère nuisible d’une technologie en cours d’installation signifie par principe être complotiste ! Que le maire du village en question ait ensuite déclaré aux journaflics que les deux montagnards avaient sans doute été «influencés par la fréquentation de gens de la mouvance» (JDD, 31/5) ou que «selon une source proche de l’enquête, les deux hommes « épousent les thèses de l’ultra-gauche»» (Le Parisien, 27/5) n’a alors plus rien d’étonnant, vu qu’en matière de contestation de toute autorité, une partie de la fameuse «ultra-gauche» n’est pas en reste et se trouve alors logiquement à la source des «thèses» complotistes sur les antennes. CQFD. En témoignerait ainsi ce texte d’une ambiguïté folle accompagnant une affiche souvent citée par les enquêteurs depuis un mois, et qui dit clairement : « Il n’a jamais été aussi évident que la toile technologique se resserre autour de nous et permet de nous surveiller d’une manière inédite. La 5G comme nouveau standard de réseau de téléphonie mobile permet de franchir un nouveau palier d’intégration et de surveillance par l’Intelligence Artificielle… On ne peut pas assister sans rien faire à la restructuration technologique de la domination. Car la technologie a besoin d’une infrastructure fragile qui peut être facilement sabotée avec un peu d’essence et de créativité.
Mais tout ceci est déjà de trop, et voilà ce qui risque de nous attendre si ces attaques anonymes continuent de se multiplier contre les progrès du pouvoir : ou bien être taxés de vils terroristes qui nuisent au bien commun, ou bien de sots complotistes qui refusent ses bienfaits, voire les deux ensemble. Tout un programme, là où existent mille et une raisons variées de cibler ces structures de la domination et de l’aliénation !
* Centralisation policière
L’année dernière, au beau milieu de l’été, alors que le mouvement des gilets jaunes peinait à continuer de donner de la voix et qu’aucune actualité enflammée ne venait sortir la région de sa torpeur, un curieux article sortait dans la presse régionale. Titré «Incendie en série de pylônes : vers la piste de l’extrême gauche» (Est Républicain, 7/8), à l’heure où le qualificatif policier d’ultra-gauche ne faisait pas encore florès, il revenait à froid sur les enquêtes concernant des sabotages dans le coin, en se concluant par ces mots surprenants : «L’enquête se poursuit et des gendarmes basés à Paris, spécialisés dans ce type de problématique, suivent le dossier de près.» Le deuxième indice dans le genre, semé un an plus tard, se trouvait lui aussi au détour d’un article de journaflics locaux : suite à l’incendie du coffret électrique de l’antenne Orange à Languenan le 7 mai dernier, un entrefilet paru dix jours plus tard signifiait aux lecteurs par la très officielle bouche de la procureure de Saint-Malo-Dinan, que « la section de recherche de la gendarmerie nationale à Rennes a été saisie, afin de permettre une meilleure coordination des enquêtes menées sur les faits similaires survenus récemment à Plaintel (22), dans le Jura et dans le Nord de la France » (Le Télégramme, 19/5).
Peu à peu, il devenait plus clair que les services de police étaient en train de perdre jusqu’à leurs saisines initiales selon les endroits, afin que le tout soit systématiquement refourgué à la gendarmerie et à ses grosses sections de recherche hiérarchisées selon des directives du parquet qui ne peuvent qu’émaner du ministère, et que l’ensemble des enquêtes concernant ces sabotages deviennent coordonnées et recoupées à travers tout le pays. En matière d’analyse criminelle, la gendarmerie présente en effet la particularité outre de posséder un maillage territorial plus important pour gratter la moindre information, notamment hors métropole, de disposer d’un logiciel comme Anacrim, redéveloppé par IBM pour différents services de renseignement, qui offre la possibilité de rentrer un nombre très importants de données et d’établir des schémas complexes. Pour ne pas parler de la fameuse affaire Grégory, c’est notamment Anacrim et son volet Analyst’s Notebook qui a permis à la gendarmerie de monter l’association de malfaiteurs à Bure, en construisant sur des années des schémas sur « le rôle et l’implication » des observés (14 pour Bure) ou autres organigrammes de relations à base d’écoutes et de fichages (118 individus).
Si on ne pouvait que supposer que c’est d’une part parce que les forces de l’ordre piétinent inlassablement sur la quasi centaine de sabotages d’antennes réalisés depuis fin 2018 (et avant), et d’autre part parce qu’elles attribuent arbitrairement une partie d’entre eux à une «mouvance ultra-gauche» que le tout a été centralisé à la gendarmerie, c’est un dernier élément de taille qui est venu compléter le tableau ce week-end. Dans un énième article de journaflic trop renseigné, on peut en effet lire ce qui suit : «Oracle : c’est le nom que la gendarmerie a choisi pour baptiser sa nouvelle cellule d’enquête. Pour la direction générale, le sujet est jugé très sensible. Tout juste accepte-t-on de confirmer son existence, très récente, et sa mission, superviser l’ensemble des enquêtes ouvertes concernant la mouvance d’extrême gauche: incendies de casernes ou de voitures de gendarmerie (Meylan, Limoges, etc.), de véhicules Enedis (cinq ont encore été brûlés samedi dernier à Bouguenais, en Loire-Atlantique) et bien sûr d’antennes-relais ; celle qui était visée, le week-end dernier, surplombait le cimetière d’Azille, dans l’Aude.» (JDD, 31/5).
Ainsi, ce ne seraient pas uniquement tous les sabotages d’antennes de téléphonie ou de télévision qui auraient été confiées à une cellule ad hoc de la gendarmerie, mais bien tout un ensemble national d’attaques attribuées à la mouvance depuis 2017 pour faire mouliner le tout ! Dans le même genre, on a pu lire en passant que l’enquête «ultra-sensible» du sabotage coordonné du 5 mai dernier en région parisienne contre de gros câbles de fibre optique (notamment dite «noire» reliant des datas centers, et internationaux) venait de passer des mains locales de la très compétente Police Judiciare du Val-de-Marne à la très spécialisée Brigade Criminelle de Paris de l’ex 36 quai des Orfèvres, composée entre autres d’une section anti-terroriste (BC-SAT). Même si on se doute bien que nombre d’attaques destructrices de structures de communication ou d’énergie sont toujours volontairement passées sous silence par le pouvoir et ses fidèles porte-voix, et leur portée effective certainement sous-estimée, il n’en demeure pas moins que le choix explicite de l’Etat est désormais d’en mettre une partie en avant parce qu’il se dote en même temps de nouveaux moyens d’enquête (y compris humains) et prépare activement les ingrédients pour une répression de type «association de malfaiteurs» à large échelle où ce qui compte n’est plus exclusivement de pouvoir attribuer classiquement des faits à des individus qui resteront inconnus, mais des faits à une telle «association» (d’où par exemple l’obsession affichée des enquêteurs pour des sites ou des textes du mouvement), puis enfin des individus à cette dernière. Une manoeuvre répressive bien connue qui a déjà été utilisée ailleurs, comme en Belgique, en Italie ou en Espagne.
Pour conclure, ces quelques notes ne souhaitent ni alerter sur des précautions à prendre face à des dispositifs gendarmesques centralisés qui semblent prendre de l’ampleur, parce qu’on imagine que chacune chacun les prend déjà, ni effrayer quiconque, parce que l’éventuelle répression fait de toute façon partie de la donne, qu’on entende ou pas affronter directement ce monde d’oppression. Restent alors les désirs individuels de destruction de la domination, les vases communicants entre l’idée et l’action, la poésie singulière de ces antennes en flammes et de ces câbles cisaillés, où transitent jusqu’à leur rupture brutale flux d’école et d’argent, de travail et de contrôle ou de relations désincarnées. Reste aussi ce vieux texte qui annonçait d’emblée ses perspectives sans chichi inutile : « En s’exerçant un peu, on pourrait parcourir les yeux fermés le chemin qui va de la maison à l’école, du bureau au supermarché, de la banque à la discothèque. On est en train de réaliser complètement l’adage de ce vieux sage grec : « Même les dormeurs régissent l’ordre du monde ». L’heure est venue de rompre avec ce on, ce nous, reflet de la seule communauté qui existe actuellement, celle de l’autorité et de la marchandise. Une partie de cette société a tout intérêt à ce que l’ordre continue de régner, et l’autre à ce que tout croule au plus vite. Décider de quel coté se trouver est le premier pas. Mais partout règnent aussi bien les résignés, véritable base de l’accord entre les deux parties, que ceux qui veulent améliorer l’existant, et ses faux critiques. Partout, y compris dans notre vie -qui est le véritable lieu de la guerre sociale-, dans nos désirs, dans notre détermination comme dans nos petites soumissions quotidiennes. Il faut en venir à couteaux tirés avec tout cela, afin d’en arriver à couteaux tirés avec la vie même.»
Un simple lecteur
[Publié sur indymedia nantes, mardi 2 juin 2020]