[Deux nouvelles mises en examen ont été prononcées au cours de l’été 2019, portant à 9 le nombre total d’inculpé.es dans l’enquête pour « association de malfaiteurs à Bure ». Nous publions ci-dessous, tel que nous le recevons, un article faisant le point sur l’affaire et proposant des pistes d’analyse.
La brochure « nous sommes tous des malfaiteurs » a également été mise à jour]
Bons comptes et vieux ennemis
« Et deux qui font neuf… C’est moi qui vous remercie ! » Depuis quelques jours une image vient me hanter : celle de Kevin Le Fur, jeune et beau juge d’instruction du TGI de Bar-le-Duc, en épicier de la contre-insurrection, bien décidé à nous rendre la monnaie de notre pièce. Car à moins d’un mois d’intervalle cet été, ce sont deux nouvelles mises en examen dans l’ « association de malfaiteurs » qui ont été prononcées : celle d’Etienne Ambroselli, l’un des avocats du mouvement jusqu’ici placé sous le statut de témoin assisté, en août ; celle d’une autre personne gravitant autour de Bure en septembre. Neuf au total, depuis l’ouverture de l’instruction.
Le compte est-il bon ? Une quelconque mystique pythagoricienne poussera-t-elle le besogneux magistrat à viser le nombre dix dans les plus brefs délais ? La gueule du Moloch fume encore en tout cas, prête à dévorer d’autres victimes. On sait par exemple qu’aux alentours de Bure, ces dernières semaines, les flics cherchent à procéder à des arrestations ciblées : ils recherchent au moins une personne précise (assignée meuf), et une autre dont ils possèdent l’empreinte palmaire et pas l’identité. Prudence donc si vous circulez dans la région !
Depuis quelques mois, je ne fais plus de rêves de gendarmes et de prisons ; je ne sursaute plus au moindre bruit dans la cage d’escalier ; j’ai moins peur de répondre au téléphone. Pourtant parfois je me prends encore à imaginer que ça pourrait être mon tour, ou celui de quelqu’un de proche. Clamer que « nous ne serons pas les prochaine.es » ne suffit pas : ça pourrait être virtuellement n’importe qui des centaines de personnes qui, entre l’été 2016 et l’été 2018, ont un jour tombé une grille, cassé un mur, publié sur vmc.camp, soutenu logistiquement ou financièrement l’organisation d’une manif non déclarée, prêté leur voiture, élaboré des moyens de protection informatique, refusé de se disperser devant l’ordre atomique… Car avec des mètres cubes de matériel et des giga-octets de données saisies, tout ça sur fond d’une société de traces et de profilage, qui pourra se vanter n’avoir jamais laissé traîner un pseudonyme sur le compte-rendu d’une réunion, un numéro de téléphone sur un portable compromis, une adresse IP dans les méandres d’internet, ou un brin d’acide désoxyribo-nucléique au hasard d’un nettoyage de printemps – et gare alors à ce que vous avez déplacé !
D’ailleurs, à force qu’on y fourre tout le monde et n’importe qui, elle devient bizarrement bariolée cette association de malfaiteurs : un peu difforme, comme un corps bricolé, un monstre de chair mutante dans les narines duquel aurait soufflé le Juge Frankenstein. Car il en faut, de la science juridique, pour faire une bande organisée à partir d’une juxtaposition d’individus qui pour certains se connaissent à peine, et dont les convictions politiques forment une mosaïque bigarrée, quoique solidaire.
Mais comme dans l’effroyable roman de Mary Shelley, si c’est la créature qui fascine et capte l’attention, c’est peut-être dans le créateur que réside l’essentiel du sens : quel obscure ressort psychologique – et quel goût immodéré de la besogne (bientôt 15 000 pages de dossier à maîtriser sur le bout des doigts!) – peut ainsi mener un homme à vouloir à ce point gâcher la vie d’une poignée d’autres ? Les mauvaises langues diront ainsi que notre bon juge n’est qu’un pantin piloté au niveau préfectoral ou gouvernemental. Et lorsqu’on se rappelle à quel point ministres et secrétaires d’État (l’éphémère Bruno Le Roux et l’inénarrable Lieutenant Lecornu en tête) se sont échinés à marteler en 2017 qu’il fallait en finir avec les ZAD et autres « zones de non-droit », il est en effet difficile de ne pas penser que l’affaire répondait à un agenda politique. Cependant, le manque d’indépendance n’est jamais ni total ni univoque : aucun contrôle social n’a jamais tenu sans le zèle mesquin de quelques fonctionnaires ni la complaisance procédurière des seconds-couteaux ! Il faut bien reconnaître au Professeur Lefur la glaçante constance d’âme qui le pousse à remâcher mois après mois son dossier d’enquête, même après que les Gilets Jaunes ont largement bousculé les priorités de l’État en matière de sécurité intérieur. Et de deux qui font neuf, donc : nous vous remercions d’avoir voyagé avec le TGI de Bar-le-Duc.
Le monde sous les auspices de l’enquête
Quant au monstre lui-même, comme son nom l’indique, il montre quelque chose : les Romains ne s’y trompaient pas, qui traquaient dans l’appétit des oiseaux et autres naissances de veaux à cinq pattes des signes des temps présents et à venir. Alors vers quoi l’association de malfaiteurs fait-elle signe ? On ne surprendra personne en répondant : vers une société accommodée à l’omnipotence policière et à la présomption de culpabilité.
Il serait bon de connaître le nombre exact d’enquêtes pour « association de malfaiteurs » (article 450-1 du code pénal) impliquant des Gilets Jaunes qui ont été ouvertes depuis le 17 novembre 2018. Tant que ce recensement exhaustif n’a pas été fait, nous devrons nous contenter, à partir des quelques informations glanées ça et là sur internet, de proposer la douzaine pour ordre de grandeur ; c’est à dire plusieurs dizaines d’inculpations dans la mesure où, exception faite de notre camarade R. à Toulouse, on est rarement « associé » tout seul ; sa situation en dit long au demeurant sur l’extension démesurée de cette qualification à toutes sortes de situations. Moins lourdement réprimandé (1 an de prison contre 5 à 10) mais tout aussi proche d’un délit d’intention, objectivement inqualifiable, le « groupement (…) en vue de la préparation (…) de violences (…) ou de la destruction ou la dégradation de biens » (article 222-14-2 du code pénal) a servi a placé en garde à vue – et parfois derrière les barreaux – des centaines de manifestants et de manifestantes. Qu’on se le dise : la présomption de culpabilité est devenue la norme dès lors que l’on est identifié dans une manifestation « chaude ».
Dernièrement, il a fallu une rocambolesque histoire de homard en papier mâché pour qu’on en parle – un peu. Cela se passe le 16 septembre à Nantes : 3 personnes en route pour l’acte 44 avec une grande sculpture de homard (hommage aux déboires politico-gastronomiques de François de Rugy) sont arrêtées et immédiatement placées en garde à vue, puis sous statut de témoin assisté, dans le cadre d’une enquête plus large pour association de malfaiteurs. Le coup est tellement gros que quelques journaux s’agitent mollement : pendant quelques jours, on en entend parler. Sans quoi c’est le silence. Pas seulement le silence complice de la presse aux ordres de l’ordre, mais aussi le silence résigné et démuni des forces révolutionnaires sidérées par la violence de la répression. Les mises en examen passent sous nos yeux et nous ne savons plus quoi dire tant elles se banalisent. A Bure même, ce qui il y a quelques mois encore, moyennant quelque travail de sollicitation, pouvait soulever des exclamations indignées dans les milieux militants, dans les partis « de gauche », au syndicat des avocats de France (SAF) et au syndicat national de la magistrature (SNM), n’a récolté ces dernières semaine qu’un mutisme un rien désabusé. Un avocat est mis en examen, la caravane de la répression passe et c’est tout : suite au prochain épisode.
Que l’on soit bien clair, il ne s’agit pas ici de jeter la pierre à celles et ceux qui ne réagissent pas : nous constatons seulement que nous-mêmes ne savons parfois plus quoi dire, tant ce qui nous menace joue le jeu de la surenchère. Bon gré mal gré, nous nous habituons à un niveau de répression invraisemblable.
Construire l’hérésie
Au moins, tout cela est aussi le signe que l’État se sent menacé. La situation de l’association de malfaiteurs dans le code pénal est à cet égard éloquente. Alors même que les faits concernés par l’instruction burienne relèvent du livre II (« des crimes et délits contre les personnes ») pour ce qui est des violences sur agent alléguées par le juge d’instruction, ou du livre III (« des crimes et délits contre les biens ») pour ce qui est des dégradations comme celles des grilles de l’écothèque, l’« association de malfaiteurs » qui chapeaute et englobe toute l’affaire se voit elle inscrite au titre 5 du livre IV : « des crimes et délits contre l’État, la nation, et la paix publique ». Rien de moins !
Ou pour le dire autrement, nous avons affaire à un tour de passe-passe législatif qui permet de classer légalement une manifestation, un refus de se disperser, une pierre lancée, un grillage malmené – toutes choses qui font finalement le quotidien des luttes sociales et écologiques, qu’on le veuille ou non – juste à côté de l’espionnage pour le compte d’une puissance étrangère (titre 1) ou encore du terrorisme (titre 2). Les moyens d’enquête sont dès lors donnés à la police judiciaire en proportion de l’affront fait à la toute-puissance étatique. Car que fait l’association de malfaiteurs, au fond, sinon réactiver le vieux crime de « lèse-majesté » ?
Le mieux que nous pouvons faire, c’est en prendre acte. Si jamais nous n’en étions pas encore totalement sortis nous-mêmes, voilà que c’est l’État lui-même qui nous arrache au mythe d’une « participation de la société civile », par les luttes, à la « co-construction d’un projet de société », ou autre billevesées. Démonstration est faite qu’on ne peut pas lutter « pour interpeller ses dirigeants », et que les écologistes conséquents ou les antinucléaires ne sauraient être des « partenaires environnementaux », pas plus que les syndicats ne devraient pouvoir être taxés de « partenaires sociaux ». Car quand on entre en lutte, on désacralise de fait l’État, cette « nouvelle idole » dont parlait Nietzsche. « ‘Il n’y a rien de plus grand que moi sur la terre : je suis le doigt ordonnateur de Dieu’ — ainsi hurle le monstre. » dit Zarathoustra. Laïcisées ou non, nos démocraties gardent cela d’archaïque qu’elles n’ont jamais désappris que « tout pouvoir vient de Dieu » (Paul). Et c’est bien ce que manifeste l’association de malfaiteurs : la contestation ainsi qualifiée n’est pas du ressort du droit commun, mais, comme la trahison, elle est une atteinte à ce qui est inatteignable par principe, à savoir la souveraineté de l’État – blasphème ou lèse-majesté, comme on voudra. Reste à construire notre hérésie.
[Publié sur nous sommes tous des malfaiteurs, 16.10.2019]