Il y a ceux qui regardent les révoltes et les sabotages qui sont en train de se passer en France avec un regard langoureux, et ceux qui en saisissent les possibilités. Il y a ceux qui restent au large, et ceux qui veulent stimuler les événements. Il y a ceux qui ne se sentent pas d’intervenir, et ceux qui pensent qu’être là où l’ennemi ne t’attend pas incarne la perspective de ne pas renoncer à l’irrévérence et à la furie iconoclaste : pour pousser ce monde à sa perte, plutôt qu’à sa gestion réaliste et prudente.
Lorsque la révolte se généralise, elle devient une revanche contre ce qu’on a toujours vu de loin. Toute marchandise volée, toute technologie interrompue, tout lieu du pouvoir abattu permettent non pas de reconnaître leur valeur d’usage et d’échange, mais la destruction de ce qui est distant. A travers le pillage de ce qui nous emprisonne, ce sont également les bases de la communication policière qui sont attaquées. Dans la révolte on aime avec passion et on hait à l’infini.
Pour le réaliste, pour le gauchiste, l’efficacité est une mesure indiscutable. Ce qui fonctionne est ce qui est juste. Les pétitions, les négociations, les tables rondes sont vues comme des bienfaits pour mendier quelque chose à l’intérieur du monde actuel. Le réalisme du « ce qui existe, est ce que nous devons utiliser » est la logique de la misère et de la soumission. Pour se libérer de cette logique, un lieu différent à partir duquel regarder le monde et une position différente pour tenter d’agir peut brûler la séparation entre le rêve et la réalité. Plutôt que de partir de l’idée de s’adapter à la réalité pour la changer, on peut très bien choisir d’empoigner sa propre vie dans les termes que nous voulons. Libérer le désir des chaînes qui nous emprisonnent débute par un renversement de perspective : partir des passions déchaînées de nos rêves les plus sauvages pour interrompre la réalité. Si la bureaucratie du détail veut en permanence balayer l’immédiateté d’un sens incompréhensible pour ceux qui ne veulent pas rêver, est-ce un problème ? Si les moments oscillent entre réalisme, politique et simple militantisme, qu’est-ce que nous pouvons attendre ?
La transformation sociale n’est pas une science, et il n’existe aucun mécanisme historique qui nous conduira à la liberté. Compter ceux qui y participent, vérifier la couverture médiatique et faire des prévisions de bilan est tout ce qui concerne la mesure, c’est-à-dire les carcans de la réalité. L’excès qui brise tout calcul et les désirs effrénés nous invitent à comprendre que la domination n’est pas un organisme, qu’elle n’a aucun coeur à attaquer, mais qu’elle se trouve partout. Se déplacer ailleurs, parce qu’il ne s’agit pas de vaincre ou de perdre comme dans l’esprit obsédé de tout militant, signifie alors tenter de vivre la seule vie dont on dispose en tentant de la vivre à sa manière.
Et donc, qu’est-ce qu’on en fait, du feu français ? C’est simple, saisissons l’occasion.
Un ami de Poe*
* NdT : Ce numéro mensuel de Frangenti est sous-titré d’une citation d’Edgar Allan Poe disant : « Ceux qui rêvent en plein jour savent beaucoup de choses / qui échappent à ceux qui ne rêvent que la nuit ».
[Traduit de Frangenti (Italie) n°35, février 2019, p.3 par Cracher dans la soupe]