Vendredi 25 octobre au Chili fut donc la journée qui a été qualifiée comme une « mobilisation historique de la population pour une société moins inégalitaire« , avec près de 1,3 millions de manifestants dans les rues (sur 18 millions d’habitants). Le lendemain, le président Sebastián Piñera a répondu par deux annonces : la démission de tous ses ministres pour former un nouveau gouvernement (le 3e remaniement depuis son entrée en fonction en 2018) et une levée de l’état d’urgence pour dimanche (ainsi que bientôt la baisse du prix de l’eau et des péages, tout en convoquant les « représentants sociaux, politiques et de la société civile » pour écouter leurs propositions). En guise de geste de bonne volonté, le couvre-feu a déjà été levé dans tout le Chili dès samedi soir, et le grand jeu de la politique pourrait presque reprendre ses droits avec une droite conservatrice au pouvoir qui lâche des miettes et une opposition qui essaye d’en gratter un peu plus.
Tout changer pour que presque rien ne change, en somme, à commencer par les bases structurelles de ces inégalités dénoncées : une domination d’exploitation et d’autorité. En même temps, si l’objectif était de réformer le système en attendant de nouvelles élections avec de meilleurs maîtres, il est sûr que se concentrer pacifiquement en masse comme vendredi peut être une possibilité… en oubliant toutefois que c’est bien parce que des milliers de personnes se sont battues sans faillir contre les flics et les militaires en faisant fi de la loi (d’urgence ou de la propriété) que ces maigres changements ont été concédés. Et surtout, c’est oublier aussi que toutes ces personnes ne demandaient rien au pouvoir : elles prenaient et détruisaient directement leur quotidien d’oppression, des temples de la marchandise aux institutions d’Etat, des infrastructures publiques de transport aux organes du mensonge d’Etat. Mais que peut faire une foule de plus d’un million de manifestants réunie entre un boulot de misère et un couvre-feu ? Continuer à occuper les places en violant ouvertement et collectivement ce dernier plutôt que d’aller se coucher contente du poids de son nombre, à l’image de Taksim en Turquie (2013) ou de Tahrir en Egypte (2011) sous des régimes non moins autoritaires ? Attaquer en masse les symboles du pouvoir comme le Palais de la Moneda ou toute autre institution (les prisons remplies de révolté.e.s), parce qu’un million ce n’est pas rien ? On ne peut que constater une fois encore que la force ne réside pas dans le nombre -pas touche aux inégalités, juste un petit changement de personnel-, mais qu’il faut l’envisager de façon qualitative comme cela se passe depuis une semaine : à travers l’auto-organisation pour partir à l’assaut de l’existant sans rien demander à ceux qui tirent sur un mors toujours plus sanglant.
Après une semaine d’émeutes et malgré le climat des manifs pacifiées, tout le monde n’en est heureusement pas resté là, y compris un « jour de mobilisation historique ». Parce que la liberté est encore loin, et que comme le disent les compagnons chiliens de Sin banderas ni fronteras dans un texte du 25 octobre, « Rien n’est fini, tout continue, nous continuons aujourd’hui plus que jamais à combattre l’Etat, le Capital et toute autorité« . A Santiago, une centaine d’incontrôlés a par exemple continué de diffuser la révolte dans les rues en incendiant toutes les entrées du métro Baquedano, en s’affrontant aux carabiniers avec force molotovs, en procédant à des pillages (le supermarché OK Market situé Plaza Italia, l’Unimarc à l’intersection de Portugal avec Alameda) ou des incendies (la boutique de fringues Paris, des barricades, du mobilier urbain) et des destructions (comme la Cámara de Comercio rue Monjitas). Enfin, vers 22h, des inconnus ont réussi à briser les vitres des studios de la chaîne de télévision Mega, puis à bouter le feu à l’intérieur. En banlieue dès vendredi soir à Pudahuel, un supermarché déjà pillé les jours précédents (Mayorista 10) a cette fois été réduit en cendres. A Valparaíso, des affrontements sporadiques commencés tôt ont obligé les députés à évacuer le bâtiment où ils étaient en train de légiférer suite aux gaz lacrymogènes et des émeutiers qui s’en approchaient trop près. Un peu plus tard, un magasin Abcdin a été incendié (avenue Pedro Montt) et un hypermarché Santa Isabel a été pillé (avenue Brasil). A Concepción, un bâtiment des assurances Liberty Seguros a été incendié, tandis qu’à Antofagasta c’est un supermarhé Unimarc qui a été pillé (à Huamachuco). A Arica, il y a eu plusieurs affrontements, et une tentative de pillage de l’hypermarché Líder (à Diego Portales). A Tirúa, en zone mapuche, on a appris que ce sont quatre camions et une machine de l’entreprise forestière Mininco qui sont partis en fumée, revendiqués par la Coordinadora Arauco Malleco (CAM).
Enfin, malgré toutes les grandes phrases des puissants, la sinistre comptabilité quotidienne de l’INDH pointait samedi soir au moins 3162 arrêtés et 1051 blessés hospitalisés depuis le 17 octobre, dont 531 suite à des tirs d’armes à feu des forces de l’ordre et 125 avec le globe occulaire endommagé. Malgré cela, et au-delà des annonces de Piñera sur l’arrêt prévu de l’état d’urgence, beaucoup de monde est encore descendu dans les rues samedi 26 octobre sans se démonter, puisque le retrait des militaires prévu pour dimanche n’était finalement qu’un point parmi d’autres, et de nombreux affrontements, saccages et tentatives d’occuper mairies et préfectures régionales (Gobernación) ont commencé dès l’après-midi, notamment à Santiago, La Serena, Coquimbo, Osorno, Talca, Puerto Montt et Concepcion, peut-être pour une longue nuit sans couvre-feu… A présent que l’Etat a reculé d’un petit pas et que la politique tente de reprendre le dessus sur un mouvement largement autonome, c’est un monde entier qu’il s’agit de continuer à démolir. Comme le disent encore Sin banderas ni fronteras, » nous savons que tout cela n’est peut-être qu’une décharge massive de rage contenue pour ensuite retourner à une nouvelle normalité capturée par des opportunistes de n’importe quelle couleur politique comme plusieurs ont déjà tenté de le faire en ces jours de chaos. En ce moment comme dans les autres, nous resterons actifs comme individualités anarchistes contre toute forme d’autorité« .
Et gageons qu’ils ne seront pas les seuls, tant il n’est pas dit que seule la soumission à l’Etat (« plus d’Etat social » étant une des revendications présente) soit contagieuse, quand autant de monde peut faire l’expérience directe d’une révolte sans leaders où le plus froid des monstres a montré, y compris sous un régime démocratique, son visage de toujours : la torture, la prison et la mort pour celles et ceux qui ne se plient pas à son ordre oppresseur. « Daremos la pelea, cueste lo que cueste » (nous continuerons le combat quoi qu’il en coûte) est aussi un cri qu’on a pu entendre repris en choeur dans les rues parmi celles et ceux continuent de se battre…
Affrontements à Concepcion
[Publié sur indymedia nantes, 27.10.2019]