On dit que la dépression est la maladie du siècle. Les livres de psychologie font non seulement la liste des symptômes, mais aussi des phénomènes observés : changements d’humeur et des habitudes de sommeil, tristesse qui s’installe, souffrance, vide, découragement, perte de confiance en soi, sentiments d’impuissance… Nous ressentons en notre for intérieur un malaise permanent et des sentiments de faiblesse quant au fait d’y remédier.
Il n’y a rien d’étonnant à ce que que la dépression soit la maladie de ce siècle. S’il est vrai que l’individu est soumis à des contraintes qui lui sont imposées depuis que l’État et ses institutions existent, il est à mon avis tout aussi vrai que le progrès de l’existant a accru la difficulté de s’y opposer ou le sentiment de cette impossibilité.
En plus de la subordination, de la routine, du travail, des hiérarchies sociales et de l’aliénation de l’humain, de l’économie et de la morale, réduisant dès le départ l’individu à néant, il existe aujourd’hui aussi un appareil technologique et scientifique qui nous prive des derniers restes de courage pour désirer avec ardeur quelque chose d’autre. L’aliénation objective de l’individu, vis-à-vis de ses relations, de son énergie et de son temps, a été accompagnée par l’aliénation de ses émotions et de sa faculté d’action. On est dans la merde et on ne peut rien faire pour changer cela, peu importe que ce soit réel ou fictif, puisque l’évolution d’un jour à l’autre ne correspond en rien aux besoins réels et immédiats.
« Vivre » ne se résume presque plus qu’aux devoirs et aux rôles que nous remplissons, et c’est la raison pour laquelle nous nous sentons condamnés à les reproduire.
Ce que les psychologues appellent « l’impuissance acquise » va de pair avec les dépressions chroniques, et les précède parfois : la résignation et l’impression que rien ne peut être fait pour changer quelque chose à une situation négative. L’impression de ne pas être en capacité d’écarter les événements et les expériences négatifs suscite une triste résignation qui, une fois installée, se renouvelle sans cesse.
Dans les années soixante, deux psychologues (Seligman et Maier) ont mené des expériences sur des chiens (pour lesquels ils n’avaient que peu d’empathie) en les enfermant et en les exposant à des électrochocs, sans leur laisser la moindre chance de fuir (tant de la cage que des électrochocs). Au début, les chiens ont fait du grabuge avant que les décharges désagréables ne commencent, mais lorsqu’ils se sont rendu compte qu’il leur était impossible de mettre fin à cette expérience, ils se sont roulés en boule dans un coin de la cage, dociles et malheureux. Ils avaient pigé qu’ils ne pouvaient rien faire. Impuissants. Figés, ils regardaient la situation en face en supportant la douleur. Le fait que les chercheurs aient plus tard modifié une condition – en leur donnant la possibilité de sortir de la cage – n’y a rien changé : les chiens restaient dans le coin où ils s’étaient blottis les uns contre les autres au moment où les électrochocs leur avaient été administrés.
La vie quotidienne est une gigantesque cage où on nous administre des chocs en permanence. Cela ne nous tue pas mais nous mourrons à petit feu, avant tout sur le plan émotionnel. Et en sus de la souffrance qui nous est imposée, nous avons encore des sentiments de culpabilité pour ne pas être capables d’y faire face ou de nous y adapter. Celles et ceux qui attendent davantage tombent plus bas, mais à tout moment n’importe qui peut sombrer – c’est très démocratique. Nous endurons le fait de nous enfoncer en continu dans un gigantesque stimulus sensoriel désagréable dans lequel « les cages » et « les chocs » ne font qu’un, indissociables ; nous apprenons et assimilons le fait que les réactions quotidiennes (dans ce cas on ne peut presque plus parler d’action) sont et seront de telle sorte que les conditions de vie ne changeront pas et que, même si c’était le cas, cela ne dépendrait pas de nous. C’est pourquoi je n’ai pas ma vie en main, de la même manière que je suis incapable de mettre un terme à la souffrance que j’endure. L’aliénation individuelle et l’impuissance apprise sont deux processus qui s’enchaînent. L’ordre social est autant la source que le facteur de la dépression.
Mis à part nos expériences spécifiques qui nous conduisent à la tristesse et à la détresse, la vie quotidienne est une raison plus que suffisante pour expliquer que la dépression se propage si violemment.
Comme d’autres l’ont déjà dit, cette « souffrance morale » tue certainement davantage que tout autre poison. Pendant que des psys exposent dans leurs séances qu’il n’y a absolument aucune raison d’être déprimé, on pourrait même dire au contraire que, dans ce contexte, une analyse de la réalité nous en montre précisément les raisons.
Si, en partant de cette perspective, la dépression est une conséquence logique du cours normal des choses, sa disparition dépend de l’interruption de cette normalité.
La psychologie tente de pacifier les esprits agités en aidant les individus à trouver leur propre voie afin de gérer leur souffrance. Au bout du compte, l’individu devient capable de développer des stratégies automatiques destinées tout simplement à faire disparaître la souffrance ; mais si l’adaptation à un dysfonctionnement d’ordre privé correspond à un besoin personnel, est-il légitime de requérir l’adaptation à un dysfonctionnement social (et donc imposé par l’extérieur) ? Je pense qu’il y a par exemple une différence entre d’un côté la mort d’un compagnon de lutte et devoir travailler de l’autre. D’ailleurs, cette adaptation serait-elle vraiment possible ? Pour poursuivre avec le même exemple, la perte d’un être cher (à cause de la mort, d’une cavale, par la séparation, l’éloignement) est une violence extrême qui nous tombe dessus à un moment précis (en général, à partir du moment où nous nous écrasons au sol, nous mettons du temps à nous relever, doucement et progressivement (ce qui peut prendre des années), jusqu’à retrouver une certaine stabilité émotionnelle). D’autre part, le travail est une violence mesurée qui, selon l’emploi et la dose administrée scientifiquement, devient extrême, et qui nous est infligé au quotidien, de manière aussi routinière qu’inéluctable, durant des décennies dont on ne voit plus la fin. Nous nous écrasons au sol sans parvenir à nous relever (c’est au martyre que nous sommes condamnés, et nous ne savons même pas comment il faudrait s’y adapter puisqu’il n’y a pas moyen de le diminuer.
Nous nous mettons en boule dans un coin ; non seulement la cause du problème demeure, mais elle se montre ostensiblement, si bien que nous ne pouvons l’oublier, même si nous le voulions.
Je ne veux pas tomber dans la rhétorique selon laquelle la psychologie ne sert qu’à « adapter l’individu à la société », même si elle l’a souvent fait. Elle prend en compte son individualité (ce qui n’est pas la moindre des choses à l’heure actuelle) et tente de trouver des pistes afin de savoir comment peut être amoindrie la souffrance de celles et ceux qui n’arrivent pas à y faire face. Mais en partant de la perspective du « malaise social » dont je parle (ce qui signifie que l’ordre social est la raison de la souffrance émotionnelle), la psychologie n’est qu’une manière d’atténuer la douleur. Le malaise que nous ressentons, tout autant que les problèmes de nos relations personnelles, continuera d’être présent puisque les conditions sociales générales le favorisent. La joie de vivre est difficile si nous sommes contraints à exercer une activité qui s’étend chaque jour sur plusieurs heures ; la joie de vivre est difficile si la pénibilité fait obstacle au rire, au voyage et à l’envie ; la joie de vivre est difficile si ce que nous sommes est forcé dans un rôle social, lorsque la communication n’est pas directe, lorsque la dignité est punie.
Pour se débarrasser de la tristesse qui résulte du cours normal des choses, il est nécessaire d’arrêter ce cours des choses. Et pour l’arrêter, il faut une réponse sociale, évidemment basée sur l’individu, mais allant au-delà du problème privé afin de le voir comme une conséquence sociale. Dans ce cas, seul le fait de se révolter peut être thérapeutique (la révolte comme subversion immédiate de l’ordre et des rapports sociaux), vu que ce sont autant de cages et de chocs à l’intérieur de nos vies.
[Aus der Anarchistischen Zeitung « Fernweh » n°30, Dezember 2018]