[Les réponses qui suivent ont été rédigés en février 2019, et publiées en mars dans le journal anarchiste brésilien Crônica Subversiva (partie 1 / partie 2). Lors de la traduction en français, nous avons voulu apporter quelques précisions et éclaircissements, sans pour autant changer la tenue de nos propos].
Tout d´abord pouvez-nous nous expliquer comment est né le mouvement des Gilets Jaunes ? Et au premier abord quelle a été la réaction du/des mouvements anarchistes en relation au mouvement social ?
Le mouvement des gilets jaunes naît d’une pétition citoyenne sur internet contre une nouvelle taxe sur le carburant. Par la suite, quelqu’un poste une vidéo sur le web en appelant à mettre un gilet jaune sur le pare-brise de la voiture comme signe de protestation. Début octobre, un nouvel appel est lancé, invitant à se mobiliser le 17 novembre 2018. Nous (presque complètement étrangers aux réseaux sociaux), on commence à s’apercevoir de l’existence de ce mouvement une dizaine de jours avant cette date parce que les gens en parlent et il y en a même certains qui disent que ça va péter. La tension monte et les journalistes médiatisent beaucoup l’événement. La mobilisation est très forte depuis le début, notamment dans les zones rurales. Cette première date consiste surtout d’une multiplication de blocages, avec l’occupation de ronds-points et de péages d’autoroute. Une manifestante est tuée après avoir été renversée par une automobiliste voulant forcer un barrage de gilets jaunes. À l’heure actuelle plusieurs personnes ont déjà perdu leur vie à cause de la réaction des citoyens face aux blocages ou de la répression policière, sans compter les blessés graves (notamment des dizaines de personnes éborgnées à cause des LBD de la police). La détermination des manifestants est impressionnante, il y a des premiers affrontements avec la police. Très vite, la question du prix de l’essence est dépassée par une colère plus générale contre des taxes trop nombreuses et chères qui frappent surtout les classes les plus pauvres. Les lycéens (qui étaient mobilisés auparavant) rentrent dans la danse, bloquent leurs établissements et se révoltent contre la police. C’est l’explosion d’un ras-le-bol contre la vie trop chère (« on arrive plus à la fin du mois » on entend souvent dans les entretiens). On demande la démission de Macron, qui aux yeux de la plupart des manifestants représente « l’oligarchie au pouvoir ». Il ne faut pas oublier que l’actuel président et ex-ministre de l’économie n’a jamais pas caché son mépris de classe et son ralliement au patronat. La taxe sur l’essence a été probablement la goutte qui a fait déborder le vase. Ces joyeux moments de révolte ont eu lieu non seulement à Paris, mais dans des nombreuses villes du pays, y compris dans des régions que l’on croyait pacifiées. Cela s’est propagé aussi dans la « France d’outre mer », notamment dans l’île de la Réunion, qui en décembre 2018 a été secouée par une véritable vague insurrectionnelle.
À partir du 24 novembre et jusqu’à aujourd’hui, le mouvement des gilets jaunes s’est articulé autour des occupations de ronds points et de péages d’autoroutes, ainsi que de journées de mobilisation hebdomadaires nommée Actes (Acte 1, 2, etc.). Ces Actes, surtout pendant les premières semaines, se sont caractérisées par des violents affrontements avec la police, la destruction et le pillage de commerces, banques et l’attaque de bâtiments publics. Des émeutes d’une portée rarement vue dans l’histoire récente de ce pays. En plus de ces moments publics collectifs, depuis le début du mouvement on assiste à une grande vague d’actions décentralisées anonymes qui dans certains cas sont réalisés par des groupes d’individus qui s’identifient comme « gilets jaunes » (comme on pu parfois l’apprendre lors des procès des auteurs supposés de ces actes) et dans d’autres cas pourraient également être des contributions de compagnons anarchistes ou d’autres minorités révolutionnaires : incendie de péages et de radars sur les autoroutes, sabotage d’infrastructures de transport (autoroutes et trains), énergétiques (stations d’essence, transformateurs, centrales éoliennes ou pylônes électriques), de communication (antennes relais, fibres optique), incendie de bâtiments publics (notamment centres d’impôts mais aussi mairies et tribunaux), attaques de permanences de différents partis politiques, des habitations de politiciens et parfois même agressions contre des maires, des députés et des sous-préfets, des attaques de sièges de médias (radio, journaux, télé), des blocages et parfois des pillages d’entrepôts de grandes enseignes comme Amazon, Carrefour ou Geodis.
Tout cela a surgi d’une manière très imprévisible et inédite. D’un côté, ce mouvement de révolte d’une telle ampleur, qui refuse les partis et les syndicats, nous a enthousiasmés, de l’autre nous ne sommes pas aveugles face à certaines instances qui émergent massivement dans les discours des gilets jaunes. Nous ne pouvons pas fermer les yeux face à une montée du nationalisme qui agite le fantôme du « peuple français contre l’oligarchie » et nous ne nous reconnaissons pas dans un citoyennisme radical qui aspire au « pouvoir au peuple », c’est-à-dire la transformation de l’État, par exemple à travers l’instauration du Référendum d’Initiative Citoyenne.
Cela ne veut pas dire que nous ne trouvons pas la situation actuelle intéressante, nous voyons que nous sommes dans un moment où la révolte se généralise et cela nous réjouit. Dans la révolte on peut découvrir le goût de la liberté et transformer radicalement nos relations avec les autres individus.
Ici, nous avons les échos que ce mouvement ne se revendique d´aucun parti politique ni serait allié à aucun syndicat, comme si on pouvait y sentir un ras-le-bol général de la misère sociale et un rejet de la politique traditionnelle. Pensez-vous que c´est un « terrain fertile » pour y propager les idées et les pratiques anarchistes ?
Effectivement, le mouvement a exprimé initialement un refus des partis, des syndicats et des grands médias, un ras-le-bol de la politique traditionnelle qui fait toujours l’intérêt des riches. Aujourd’hui on a l’impression que les syndicats et certains partis (notamment de gauche, mais pas que) tentent de récupérer et encadrer la rage qui initialement s’est exprimée de manière spontanée et sauvage. S’agit-il d’un « terrain fertile » pour les idées anarchistes ? Difficile à dire, et en tout cas nous ne nous posons pas la question dans ces termes. Nous ne croyons pas que notre objectif soit éduquer « le peuple » à l’anarchisme ni que les anarchistes doivent guider l’insurrection. Évidemment, il s’agit d’un moment où nos discours peuvent être partiellement entendus et nos pratiques comprises, mais nous avons l’impression que plein de gens sont en train d’expérimenter des formes d’auto-organisation, d’autonomie politique et d’action directe sans passer par l’anarchisme. Et c’est tant mieux. La diffusion de nos idées fait partie de notre activité quotidienne, mais ce n’est pas parce que beaucoup de monde commence à se révolter que cela devient plus important ou urgent. La question qu’on se pose est plutôt la suivante : comment contribuer à élargir et approfondir le désordre ? Comment compliquer la tâche des tentatives de pacification et récupération menées par les politiciens de tout poil ?
On a également pu sentir un agréable débordement du mouvement qui s´est traduit par des actions directes qui se sont attaquées aux symboles matériels de l´État et du capital dans les rues des grandes villes mais aussi un peu partout en France. On imagine que les médias et le pouvoir ont essayé de récupérer ces violences pour diviser le mouvement entre les « bons manifestants citoyens » et les « casseurs ». Comment cela s´est-il traduit au sein du mouvement social et dans la relation des anarchistes avec les GJ ?
L’État a tenté depuis le début du mouvement de distinguer « les gilets jaunes » des « minorités de casseurs de l’ultra-gauche et de l’ultra-droite », ainsi que des « jeunes venus tout piller ». On a l’impression que dans les premières semaines ce discours n’a marché que partiellement, dans les rues on a ressenti une certaine solidarité émeutière et ces catégories sautaient. Pour beaucoup de gens la violence n’est pas légitime en soi, mais elle devient légitime face à la violence de l’État, des policiers. Aussi de nombreuses personnes au fur et à mesure des journées du samedi se « radicalisent », changent leurs manières de s’équiper ou d’agir. En pointant de plus en plus la violence de l’État, la violence policière, car il y a de nombreux blessés et même très graves. Néanmoins, une partie plus citoyenne du mouvement, qui se dissocie de la casse en manif, a toujours existé. Dans les dernières semaines, les leaders gilets jaunes, des individus très présents sur les réseaux sociaux et très médiatisés, ont appelé à manifester sans violence, reproduisant dans leurs discours cette distinction entre gilets jaunes et casseurs. Cela fait le jeu de l’État, qui est en train de faire passer une nouvelle loi anticasseurs. Les rendez-vous hebdomadaires du samedi deviennent de plus en plus des manifestations « traditionnelles » (du moins à Paris, où l’on habite), déposées à la préfecture par ces leaders du mouvement, avec des tentatives d’empêcher le débordement par l’instauration de services d’ordre. Heureusement, le fait d’imposer ces services d’ordre n’est pas consensuelle au sein du mouvement.
On imagine que chez les anarchistes aussi il y a différentes manières de prendre part au mouvement, pourriez-vous nous expliquer quelle est la votre et pourquoi ?
Le mouvement anarchiste en France est très hétérogène et les positions entre compagnons par rapport au mouvement des gilets jaunes sont multiples. Il y en a qui depuis le début ont une posture très critique, mettant en évidence le côté nationaliste, conspirationniste et la présence de l’extrême droite. D’après nous, il s’agit d’aspects non négligeables mais qui ne caractérisent pas l’entièreté du mouvement, qui exprime surtout une colère contre le gouvernement et le pouvoir économique. D’autres anarchistes se sont lancés avec enthousiasme dans le mouvement, certains arrivent même à s’identifier comme gilets jaunes. Pas nous. Bien que nous partagions avec la plupart de manifestants la haine contre les élites, nous ne sommes pas prêts à agiter un drapeau commun (le gilet jaune) pour avoir une plus grande légitimité politique et bénéficier de la sympathie de la masse. Cela nous semblerait de la manipulation et nous rappelle trop les méthodes des politiciens. D’ailleurs, nous ne nous reconnaissons pas avec la plupart des idées portées publiquement par les gilets jaunes, qui semblent viser à une transformation, même radicale, de l’État par le « peuple » ou « les citoyens » mais qui ne remet pas en question les valeurs et les fondements mêmes de l’autorité : la nation et ses frontières, le travail, la justice et ses prisons, le « progrès scientifique », la production techno-industrielle. Et pourtant nous nous réjouissons de la (relative) généralisation de la révolte représentée par le mouvement de gilets jaunes sur le territoire français et nous savons qu’elle ne peut pas se réduire aux discours publics et aux revendications affichées par une large partie d’entre eux, comme l’instauration du Référendum d’Initiative Citoyenne. Au-delà de cette identité collective « Gilets Jaunes » existent des individus fort différents et une partie d’entre eux nourrit des aspirations révolutionnaires qui dépassent largement le cadre de l’ordre républicain. Dans ce contexte, nous pensons qu’on peut contribuer à la guerre sociale à partir des pratiques qui nous sont propres, notamment l’action directe contre les structures et les infrastructures de la domination au sein des manifestations mais aussi et surtout en petits groupes affinitaires. Dans des moments de colère sociale, l’action anarchiste peut être d’autant plus efficace et percutante si les compagnons et les compagnonnes ont déjà des bases solides d’affinité, de l’expérience pratique et une connaissance du terrain. Certaines contributions revendiquées par des compagnons nous paraissent très importantes, par exemple l’incendie d’une église, d’une tour hertzienne ainsi que des bureaux de la chaîne d’info France Bleu, tout ça à Grenoble. Mais on peut supposer que de nombreux autres attaques et sabotages non revendiqués, comme on l’a déjà mentionné, constituent des contributions de compagnons au mouvement en cours. Il ne nous semble pas ici essentiel de rentrer dans la question de la revendication ou pas des attaques, qui d’après nous ne devrait pas donner lieu à de simples dichotomies. En tant qu’anarchistes – nous participons à la guerre sociale sans vouloir y assumer un rôle d’avant-garde, mais sans renoncer non plus à notre perspective particulière, qui ne peut pas suivre tout le temps les moments d’explosion de rage généralisée. Nous espérons que nos actes résonnent dans les cœurs d’autres exploités et qu’ils puissent servir d’inspiration mais, même si cela n’arrivait pas, on ne renoncerait pas pourtant à faire ce que l’on considère comme important et nécessaire, et qui a du sens pour nous.
Après presque 3 mois de mouvement social qui ne semble pas prêt de s´arrêter, quelles sont les perspectives ? Rapidement, vu d´ici, l´extrême droite semble de moins en moins présente, y aurait-il pour autant une récupération du mouvement de la part de la gauche syndicale ? Comment se positionnent les gilets jaunes anarchistes face à, par exemple la candidature d´une liste « Gilets Jaunes » aux élections européennes ?
Comme prévu, nous assistons à une ritualisation des rendez-vous hebdomadaires, à leur normalisation et à des tentatives de contrôle et d’encadrement par des partis, des syndicats, y compris par l’extrême-gauche. Comme prévu, les politiciens de tous poils, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, mais aussi des nouveaux politiciens citoyens, tentent de mener le mécontentement vers les urnes. Pas de surprises donc. Et pourtant, les gens continuent à s’organiser par le bas, hors de ces tentatives d’encadrement et de récupération. Il existe une colère diffuse, les blocages, les sabotages, les incendies de bâtiments publics et les attaques contre les politiciens continuent. Nous ne croyons pas que les tentatives de récupération des « partis de gilets jaunes » pourront apaiser la colère diffuse et mettre fin à la guerre sociale. Au contraire, tout laisse à penser que cette dernière est en train s’approfondir et de s’élargir au fur et à mesure du temps et de la répression étatique.
Des individus sur Paris et banlieue
[Publié sur indymedia nantes, 17.04.2019]