Hamilton, Canada : Lettre de Cedar sur les accusations de complot, la prison Barton et la solidarité

Ça fait maintenant deux semaines que je suis sortie de prison, juste le temps de remplacer l’ordi volé par les flics et de me mettre à réfléchir aux réflexions que j’aurais envie de partager publiquement. J’ai écrit une lettre pendant que j’étais à la prison Barton il y a environ un mois et j’ai essayé de la sortir par courrier, mais il paraît qu’elle n’a pas survécu aux attentions des censeurs, alors certaines choses dont je parlerai ici sont moins d’actualité qu’elles n’auraient pu l’être.

Premièrement, je vous remercie pour tous vos gestes de soutien et de solidarité. Pas facile de faire face à des accusations et à l’incarcération, mais ça fait toute une différence lorsque tu sais qu’il y a des gens derrière toi qui comprennent que ces attaques perpétrées par l’État s’inscrivent dans un contexte plus large de luttes pour la liberté et l’autonomie. En tant qu’anarchistes, nous faisons partie d’une longue tradition de courage face à la répression. Quand j’ai peur ou que je me sens triste, je pense au sourire édenté de Bakounine en Sibérie ou à l’inclinaison défiante du menton de Louise Michel devant ses juges, ou bien aux autres , innombrables, qui ont toujours refusé de céder leurs idées ou leur intégrité devant la violence de l’État.

Je ne vais pas entrer dans les détails de ce dont on m’accuse. Je dirai seulement que je m’en tiens à chaque mot que nous avons écrit dans la communiqué de The Tower début mars (disponible en français ici, mais il faut descendre un peu pour le trouver). Cependant, je trouve utile de parler un peu de l’accusation la plus importante à laquelle je fais face, « Comploter un attroupement illégal masqué ».

Ce crime a été inventé par le gouvernement Harper, en 2013 suite à une initiative parlementaire de Blake Richards, député de Wild Rose. Il paraît que je serais la première personne accusée sous cette loi. L’infraction d’attroupement illégal masqué est une escalade majeure dans l’arsenal légal ciblant ceux et celles qui participent à des manifestations. Désormais, la loi criminalise non seulement des individus pour leurs actes, mais aussi tout un groupe pour les actes de chaque personne considérée comme faisant partie de ce groupe.

Il existait déjà d’autres lois sur les masques, surtout concernant le port de masque lors de la commission d’un délit, et elles sont tout autant de la grosse merde (solidarité aux deux personne accusées sous cette loi lors d’une manif antifasciste à Québec à l’automne dernier et à P, accusé de déguisement dans un dessein criminel à Toronto). Mais cette nouvelle loi va encore plus loin et permet au procureur d’aller chercher jusqu’à dix ans fermes d’emprisonnement pour le port d’un masque dans un « attroupement illégal », lequel est défini comme une manifestation qui « fait craindre, pour des motifs raisonnables » la commission d’un délit.

Grosso modo, c’est ça l’argument dont l’État américain s’est servi contre les premiers défendeurs dans l’affaire du J20, cet hiver. Suite à une arrestation de masse à l’inauguration de Trump, 200 personnes faisaient face à des accusations pour avoir porté des masques et s’être réunis-es dans le même endroit, à la même heure. Heureusement, ce premier groupe a été innocenté et l’État a ensuite abandonné les accusations contre 129 autres personnes. Le juge était d’avis que le fait d’être présent à une manifestation et de porter un masque ne rend pas responsable des actions d’autres personnes masquées.

L’accusation d’« attroupement illégal masqué » est déjà assez large , mais si on y ajoute « complot »,elle devient carrément floue et d’autant plus dangereuse. Avec cette accusation étrange, l’État cherche à rendre criminels, de manière rétroactive, des actes qui seraient autrement légaux (comme organiser une manif, ce que j’ai aidé à faire au moins 80 fois à Hamilton) si la manif a éventuellement été déclarée illégale.

Je ne veux pas trop m’attarder sur la loi, car je ne cherche pas à susciter une indignation quelconque contre ce nouvel excès de la part de la police et du procureur. Ces institutions vont bien évidemment se servir de toutes les armes qui sont à leur disposition pour s’en prendre aux anarchistes et à tous ceux et toutes celles qui menacent leur pouvoir de contrôler nos vies. Or, je trouve qu’il est tout de même important de regarder aux outils particuliers dont ils se servent pour pouvoir mieux se défendre. On développe ainsi une analyse qui pourrait être utile à d’autres personnes se trouvant ciblées de la même manière. En identifiant l’étrangeté de ces accusations, ce n’est pas du tout mon désir de créer une séparation entre les « bons-nes » manifestants-es, qui n’ont rien fait du tout, et les « mauvais-es », qui agissent de manière offensive dans la rue. Ces accusations de complot sont une arme spécifique de l’État, mais je m’opposerai également à toute forme de répression, peu importe le prétexte.

La répression contre les anarchistes à Hamilton n’a pas commencé avec la perquisition de notre maison. Pendant tout le mois précédant, nous avons eu l’immense plaisir d’assister au spectacle dégueulasse d’une coordination entre les commerçants, la police, et l’extrême droite, travaillant tous de concert pour s’attaquer aux anarchistes et à ceux et celles qui résistent contre la gentrification dans la ville. Après le bris de quelques vitres, les commerçants locaux se sont mis à proclamer leur statut de victime et à appeler à des représailles. Les mêmes groupes d’extrême droite qui ont organisé des rassemblements anti-migrants en ville se sont alors mobilisés pour soutenir les commerçants, un soutien que ces derniers n’ont pas refusé. Et face à la pression d’agir, la police est descendue avec des accusations bizarres. Il y a de bons textes (celui-ci et celui-là, tous les deux en anglais) qui circulent à propos de cette coordination entre le business, les fachos et la flicaille en défense une vision de la ville selon laquelle rien n’est plus important que la propriété des riches. J’ai hâte de voir ces conversations se poursuivre dans les mois et les années à venir.

J’ai dû passer environ 40 jours dans la prison Barton, car on avait refusé de me libérer sous caution – la seule chose exceptionnelle dans cette expérience c’est qu’on me l’ait accordé plus tard. Environ les deux tiers des personnes incarcérées en Ontario le sont en attente de leur procès (ce qui prend d’habitude environ un an).À Barton, tout le monde se trouve dans cette situation, car les prisonniers et les prisonnières sont transférés-es ailleurs une fois condamnés-es. Les prisonniers et prisonnières de Barton ont suivi de près l’enquête sur les nombreuses personnes mortes entre les murs de cette prison  ils et elles ont réagi aux histoires de gens qu’ils et elles connaissaient et ont partagé la tristesse des familles qui témoignaient. Vues depuis l’intérieur des murs, les présuppositions et les conclusions de l’enquête la rendent irrémédiablement déficiente, car elle ignore une vérité fondamentale : ceux et celles qui meurent en prison meurent parce qu’ils sont en prison.

La cause de la mort, au niveau physique, pourrait bien être un surdose de drogue, mais on ne peut pas se limiter à constater la présence de drogues, sans considérer que dans une cage construite pour une seule personne, il y en a trois d’enfermées,dépouillées de leur dignité et de toute sécurité. Peut-on penser à séparer la drogue du désespoir et des traumatismes, du fait que pour assister à nos audiences au tribunal, il faut subir des agressions sexuelles à répétition aux mains des gardiens (qu’ils nomment fouilles à nu) ? Et face à ces morts, la réponse des gardiens est de réclamer davantage de pouvoir sur le corps des détenus-es. Ainsi, en plus des deux fouilles à nu et de la palpation, on se fait maintenant aussi radiographier le bassin.

Ces actes violents sont des violations intenses qui contribuent à la dépression, qui nous font perdre notre motivation à assister au tribunal et à participer à notre défense, et qui ne font pratiquement rien pour empêcher les morts. Que ces formes de violences soient devenues si banales parmi les gardiens ne nous permet pas de les accepter au nom de la « justice ». Peut-on vraiment faire une séparation entre toute la violence de la prison Barton et les fois où des gens meurent entre ses murs ? Comme si on pouvait simplement ignorer les horreurs qui n’arrêtent pas le battement d’un coeur…

La prison cause beaucoup plus de problèmes qu’elle n’en résout et nous serions mieux sans elle. Contre la prison et le monde qui en a besoin et solidarité à tous les prisonniers et à toutes les prisonnières, surtout à Barton.

La justice avance lentement et il faut que nous attendions au moins un an avant que l’État ne doive présenter ses arguments. Entre temps, je suis assignée à résidence et banni de Hamilton, interdite « d’assister ou d’organiser toute manifestation ou rassemblement ». Mais rien ne cesse et rien ne change, toutes les luttes que nous partageons continueront. Je remercie ceux et celles qui savent que face à la répression, on n’assure pas de sécurité en prenant ses distances, mais en s’impliquant davantage – montrez de la solidarité, soutenez les gens ciblés, continuez d’organiser et de mettre en avant vos idées, gardez les projets en vie et trouvez des manières de faire avancer les choses.

Je veux exprimer ma solidarité avec les défendeurs-euses restants-es du J20*, accusés-es d’avoir agi en opposition à l’inauguration de Trump et à l’institution de la présidence. Un procès pour quatre d’entre eux et elles est en cours et deux autres procès vont commencer dans les prochaines semaines. Accusés-es d’avoir organisé la manif, d’y avoir participé, ou d’actes concrets dans la rue, ils et elles méritent tout notre soutien et toute notre solidarité.

Solidarité aussi à tous ceux et toutes celles, sur le territoire français, qui défendent la ZAD de NDDL comme zone libre de toute autorité, ainsi qu’avec les anarchistes arrêtés-es en mars, à Limoges et Ambert. Une pensée également pour Krem et les autres emprisonnés pour la même affaire.

Le 11 juin arrive bientôt, jour de solidarité avec les prisonniers et prisonnières anarchistes purgeant des peines de longue. Consultez june11.noblogs.org* pour une liste de prisonniers et de prisonnières, ainsi que pour trouver un événement près de chez vous.

Comme je ne crois pas que les idées ou les actes aient besoin d’être signées d’un nom pour avoir de la valeur, je ne vais pas publier d’autres lettres, à moins que quelque chose ne change. Si vous désirez des mises à jour sur cette affaire et sur d’autres ayant lieu dans la région, vous pouvez visiter le site web de Hamilton Anarchist Support*.

Liberté pour tous et pour toutes,

cedar

*Ces trois sites ne sont malheureusement qu’en anglais

[Publié sur Hamilton Anarchist Support, 05.29.2018]

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