Ces dernières années, la mairie de Barcelone et le gouvernement de la Généralité [de Catalogne] ont lancé un nouveau projet de construction d’un nouveau complexe carcéral à la limite de la ville de Barcelone, concrètement dans le quartier de Zona Franca, jouxtant la localité de El Prat de Llobregat. Dans ce quartier partagé entre habitations et usines se trouve également le centre de rétention, étrange euphémisme pour ne pas dire clairement ce que c’est : une prison uniquement destinée aux personnes migrantes ayant les poches vides.
Même s’il semble être à l’arrêt à cause du moment compliqué dans lequel se trouve la politique catalane, comme de manière générale de celle de tout l’État espagnol, ce projet a débuté avec la fermeture et la démolition partielle de l’ancienne prison de la Modelo, située très près du coeur de la ville de Barcelone. Tout en ayant été l’un des centres de répression et de torture les plus emblématiques de par son histoire de mutineries et de personnes emprisonnées, cette taule est devenue complètement obsolète eu égard aux nouvelles prétentions de contrôle du pouvoir. Les plans de la Mairie et de la Généralité prévoient aussi la fermeture et la démolition de la prison pour femmes de WadRass et du centre de régime ouvert du quartier de la Trinitat.
Bien que la Mairie d’Ada Colau ait présenté cette démolition à l’opinion publique comme une petite victoire pour la société et les habitant-e-s de Barcelone, ça n’a été qu’une aimable manière d’illustrer les mutations que mène le pouvoir dans toutes les grandes villes du monde. Non seulement la mairie progressiste de Barcelona en Comù les réalise, mais elle fait en plus de la récupération selon sa vision. Cela revient à effacer toute trace subversive ayant existé entre les quatre murs – et un peu au-delà (évasions, solidarité sous différentes formes) – de la taule et à occulter que jusqu’à peu, il y a quelques années, entre ces dits quatre murs se trouvaient des personnes enfermées évidemment avec l’approbation de la Mairie, de la Généralité et d’une grande partie de la société.
Bien entendu, ni la Mairie ni la Généralité n’ont jamais eu, et peut-être faut-il le rappeler en ces temps confus, n’auront jamais la moindre intention d’en finir avec les prisons ou rien qui leur ressemble. Elles veulent au contraire continuer à avancer dans de nouveaux domaines et usages du contrôle social. C’est avec cet objectif et selon les logiques judicières et carcérales que les prisonniers de la Modelo ont été transférés dans d’autres prisons catalanes, pour la plupart dans celle de Brians, en attendant la construction du complexe carcéral de Zona Franca.
Le nouveau projet comptera deux bâtiments pensés pour enfermer 800 personnes et destinés à placer les prisonniers et prisonnières en préventive et celles et ceux condamné-e-s après jugement. Il sera situé sur le terrain au carrefour entre la rue A et la rue 1 du quartier de Zona Franca. La Généralité a conclu un contrat de quelques deux millions d’euros avec les entreprises Dilmé Fabré Torras y Asociados, SLP; Josep Benito i Rovira y RQP Arquitectura, SLP est un partenariat d’architectes qui développe le projet et dirigera les travaux.
Loin de l’imaginaire collectif existant autour des prisons, avec de hauts murs, peu de lumière et une construction en panoptique, comme c’était le cas de la Modelo, les images que l’on peut voir en faisant quelques recherches sur la future prison dans l’immensité d’internet sont des plus modernes avec une apparence de tout ce qu’il y a de plus “normale”. C’est aussi une question à prendre en compte. Il n’y a maintenant plus besoin de hautes murailles ou de surveillance spéciale pour éviter de possibles évasions ou de nécessaires conflits. À l’heure actuelle, le citoyennisme et le panoptique social sont partout, faisant le travail du pouvoir. La vidéo-surveillance, l’absurde contrôle social auto-perpétué, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, par les bons citoyens, les balances ou les flics manqués … Un cauchemar qui se rapproche de manière spectaculaire de ce qu’avait imaginé Orwell. Mention spéciale aussi au “curieux” terme utilisé par la domination et ses sicaires (nous nous référons cette fois aux journalistes de service) pour désigner les cellules où l’on enferme des être humains par la force comme des “chambres”. Leur cynisme n’en finit pas de surprendre. À chacun-e ce qu’il/elle mérite.
Dans une entrevue concédée en décembre 2018, l’actuelle conseillère à la Justice, Ester Capella, annonçait que la cession de terrains devrait être effectuée avant la fin du premier mandat de Barcelona en Comù à la mairie, afin de pouvoir lancer les travaux de construction. Même s’il n’est pas clair de quand ils commenceront, cela semble imminent et cela ne devrait pas nous prendre par surprise, les mains dans les poches.
Même si les travaux n’ont encore presque pas commencé, la date officielle de fin du chantier est prévue entre 2021 et 2025 selon le bâtiment. Cette date n’est pas destinée à marquer le début de quoi que ce soit, nous constatons juste que le projet est sur le point de se faire. Il est de notre responsabilité de lui mettre des bâtons dans les roues.
Le projet de Zona Franca ne peut être vu ou compris de manière isolée. Ce n’est pas la construction d’un édifice supplémentaire de la domination, qui de toute façon ne devrait pas non plus passer inaperçue. C’est beaucoup plus que cela, c’est une manifestation de plus du processus que nous sommes en train de vivre dans les villes où nous habitons. C’est la mutation de la ville où il est encore plus clair qui en sont les propriétaires et les bénéficiaires, et où les personnes sont réduites à des chiffres, au rang de producteurs et de consommateurs, à de simples automates enrichissant des villes où nous sommes destiné-e-s à vivre en mourant.
On peut voir et sentir au quotidien et dans sa propre chair les mutations de la ville barcelonaise. Un exemple des formes qu’elles prennent est le processus de gentrification qui nous expulse de nos maisons si nous ne sommes pas adaptées au niveau économique et civique exigé. Ainsi, les quartiers et les villes où nous habitons se transforment en centres commerciaux ou en lieux de réunions internationales pour les rencontres de nouveaux et d’anciens entrepreneurs ou, ce qui revient au même, des exploiteurs d’aujourd’hui et de demain et des chercheurs en domestication de l’espèce humaine. Les mutations sont visibles et palpables dans la militarisation des rues par les différents corps répressifs, que ce soient les mossos [d’Esquadra : police de la Généralité de Catalogne] dans la lutte supposée contre le terroriste de service, de la Guardia Urbana [police municipale de la ville de Barcelone] ou de la police locale dans la traque des vendeurs à la sauvette, ou de toute autre personne qui tente de survivre comme elle peut, ou encore de celles et ceux qui tagguent autre chose que ce qui intéresse la mairie ou à d’autres endroits qu’elle le souhaite. On sait bien que tout ce qui leur échappe finit par les déranger.
Le changement architectonique des nouvelles villes ne pouvait laisser de côté les prisons, points qui ont historiquement été des sources de conflits finissant souvent par dépasser les murs et les barreaux, avec des évasions et des mutineries mais aussi de la solidarité, affective et révolutionnaire … C’est pourquoi il n’y a aucun intérêt à les garder comme auparavant dans le périmètre des villes. Nous voyons que partout les prisons qui dérangent sont démolies pour en construire de nouvelles le plus loin possible des centres névralgiques de la société dans laquelle nous vivons. Pauvres, inadaptés et prisonnières, nous ne sommes pas une bonne publicité pour les nouvelles villes-entreprises. Si ce n’est pas pour consommer ou produire, nous ne sommes pas les bienvenues, quoique nous ne l’ayions jamais été.
L’augmentation de la vidéo-surveillance est la cerise sur le gâteau, un excellent complément pour pouvoir garantir les quelques changements mentionnés et d’autres à venir. Un nouveau tour de vis visant à nous empêcher de remplir nos poumons d’air.
La nouvelle prison de Zona Franca sera à quelques mètres du centre de rétention, à quelques mètres du nouvel entrepôt d’Amazon, à quelques mètres de toutes les autres usines. C’est la ville rêvée par et pour la domination. Le centre voué aux affaires, à la consommation effrénée pour quiconque peut se le permettre ou qui veut bien perdre sa vie entre les boutiques et l’esclavage salarié. La périphérie destinée aux prisons-usines et aux usines-prisons pour quiconque purge sa peine pour ne pas avoir suivi les règles du jeu, pour quiconque purge le fait de les suivre. Aucune de ces deux faces de la ville ne peut exister sans l’autre, elles s’alimentent mutuellement et ont besoin l’une de l’autre. Si l’une ne fonctionnait pas comme on l’attend, la ville serait boiteuse.
Il est toujours plus nécessaire de tenter d’égrener les changements et les mutations que le pouvoir utilise pour continuer à maintenir et à renforcer l’ordre établi. Non pas pour tomber dans l’immense océan de l’information dépourvue de sens, où nous nous limitons à être des spectateurs et spectatrices, bombardés par une série de données qui nous laissent pantois et passifs, mais pour pouvoir intensifier également les nouvelles résistances et offensives contre l’État-Capital qui oeuvre tant pour maintenir le statu quo en place que pour le rendre toujours plus confus. Non pas pour devenir l’énième dénonciation activiste, mais pour faire face aux nouvelles difficultés et possibilités à partir d’une position offensive, en opposition totale à la domination. Cherchant de nouvelles complicités, redécouvrant les anciennes.
Bien que la domination s’efforce de démontrer que son progrès est celui de toutes et de tous, il est d’une importance vitale, en ces temps étranges qu’il nous est donné de vivre, de savoir et de signaler qui sont nos ennemis irréconciliables. Comme l’ont écrit et démontré des compagnons et compagnonnes à travers le monde, les prisons, ennemies naturelles des amant-e-s de la liberté, ne sont pas seulement quatre murs. Le complexe carcéral se compose de différentes structures et personnes sur tout le territoire. Entreprises de construction, travailleurs sociaux en tout genre, matons, gestionnaires et une longue liste de celles et ceux qui tirent profit et bénéficient de ce dégoûtant commerce. À portée de la main de quiconque désire exprimer ce qu’il ou elle en pense, il n’y a besoin que d’imagination et de détermination.
C’est pourquoi, si notre but est la subversion radicale de l’existant, la critique et l’action destructrice sont chaque jour plus nécessaires.
[Traduction de l’espagnol de Arsénico, publication anarchiste pour le penser et pour le faire. Premier numéro, été 2019 – reçue par mail]