Plus de deux mois de révolte contre l’État du Chili : bilans rapides, projections instinctives et négations permanentes

“La passion de la destruction est en même temps une passion créatrice”
–Michel Bakounine–

L’insurrection est une fête. Le bruit de leur déroute nous amuse
–Fuerzas Autónomas y Destructivas [Forces Autonomes et Destructrices] León Czolgosz–

L’avancée de la révolte: des jours et des mois au combat

La révolte qui secoue la région chilienne se poursuit sans interlocuteurs valides ni aucune direction qui la guide. Elle continue à être acéphale, auto-convoquée, chaotique et destructrice … irréductible malgré les mort-e-s, les blessé-e-s, les mutilé-e-s et les presque 2000 prisonnier-e-s qui remplissent encore plus les taules de tout le Chili. L’étincelle initiée par une stratégie de fraude massive du métro en réponse à une nouvelle hausse du prix du trajet a cristallisé la continuité de luttes et de méthodes contre le pouvoir, en se déchaînant avec toute sa force et sa vitalité le 18 octobre.

Les répliques constantes du tremblement de terre qu’ont signifié les premières journées de révolte se répètent tous les jours avec plus ou moins d’intensité, s’exprimant par d’audacieuses attaques contre des commissariats, des symboles du capitalisme et dans les durs affrontements avec les carabiniers. Bien qu’ un certain amenuisement (normal et compréhensible après plus de 80 jours de combat) soit perceptible, la violence contre le pouvoir se porte bien, des secteurs qui la condamnaient jusqu’il y a peu la légitimant comme principal instrument pour rompre avec l’ensemble de l’ordre imposé. Nous pensons que cela, avec l’inexistence de toute conduite définie, représente, d’une manière ou d’une autre, l’un des principaux ingrédients ayant amené à ce que la révolte reste incontrôlable.

La présence anarchiste est claire et notoire depuis le premier jour dans les différents scénarios d’affrontement, comment ne le serait-elle pas, puisque celui-ci est l’expression débordante et massive de pratiques transgressives, menées à bien ou juste tentées, qui se reproduisent depuis des années ? Comment ne le serait-elle pas, puisqu’il s’agit d’une révolte incontrôlée et sans direction centralisée? Comment ne le serait-elle pas, puisqu’elle se trouve directement en phase avec nos appels constants et nos actions de propagande? La révolte fait partie de nous parce que nous en faisons partie; nous nous sentons tout-à-fait à l’aise et heureu-x-ses dans son tourbillon destructeur, essayant de l’étendre et de l’intensifier là où nous le pouvons et de toutes les manières possibles, éloigné-e-s et hostiles à toute prétention visant à la domestiquer et/ou à en prendre la tête.

En plein dans ces mois de révolte, nous faisons une pause, nous respirons, prenant une grande bouffée d’un air encore intoxiqué par les gaz, pour tirer quelques enseignements, mettre en commun nos évaluations, projections et, bien entendu, nos négations.

Violence de rue et répression

Cette révolte s’est avéré un changement, mais a aussi montré une continuité dans les formes qu’elle a prises et le défi lancé au monde du pouvoir. Nous avons pu noter une massification dans l’exercice de la violence contre des structures du pouvoir (institutions financières, partis politiques ou symboles du pouvoir) et bien-sûr contre ses différentes forces de choc (militaires, carabiniers, agents de la PDI et velléités de milices para-policières représentées par les gilets jaunes (1)).

Ces expressions généralisées ont contribué à l’ample trajectoire de combat qui, tout en n’ayant pas débuté le 18 octobre, a su innover à la chaleur du conflit et modifier ses stratégies offensives. Par exemple, l’utilisation systématique et massive de boucliers n’a été nécessaire qu’en réponse à l’énorme quantité de balles de LBD et de grenades lacrymogènes tirées au visage et sur le corps, causant le nombre de personnes blessées et mutilées que l’on connaît désormais dans le monde entier. En même temps, le caractère protéiforme s’est à nouveau exprimé dans la contribution au combat de chacun-e selon ses capacités. Il y a par exemple celles et ceux qui utilisent des pointeurs laser pour aveugler la répression, celles et ceux qui dépavent la chaussée pour sortir des pierres, celles et ceux qui fournissent en nourriture et en eau celles et ceux qui passent des heures dans l’affrontement. Tout cela s’est organisé de manière complètement informelle et à la chaleur de la lutte et de la rue.

La violence politique acquise se voit validée et totalement légitimée lors de ces journées, ce qui donne même lieu à un romantisme de la “première ligne” , lequel suscite en nous une certaine méfiance et plus d’une réserve en raison de l’exaltation héroïque de rôles particuliers dans la révolte qui pourrait dériver en fétichismes et en logiques d’avant-garde militariste.

Ainsi, on est passé d’affrontements décentralisés pendant les premiers jours à des combats circonscrits, principalement dans le centre de Santiago et différentes zones centrales de poblaciones ou de places et de villes à travers tout le Chili. Ces batailles qui se transforment souvent en combats pour des terrains gagnés et/ou perdus face à la répression.

Il y a divers protagonistes, nous ne fantasmons pas un rôle vedette, unique et excluant de la tendance anarchiste. Dans la rue, nous avons perçu derrière les capuches, les lunettes de protection et les masques à gaz, la variété de celles et ceux qui alimentent la révolte, ce qui ne va pas à l’encontre des caractéristiques anarchiques que nous voyons dans cette révolte : hostile au pouvoir, sans leaders, et forgeant des liens horizontaux de soutien mutuel et de solidarité. L’impression de protestation ou de dénonciation revendicative est clairement dépassée par la sensation de vouloir changer absolument tout, un sentiment qui, même s’il est éphémère et si nous ne savons pas combien de temps il va durer, est l’oxygène de la révolte ces jours-ci.

La répression reprend en partie son propre fil et sa mémoire historique avec des pratiques et des méthodes issues de la dictature, dont elle démontre l’évidente continuité. Diverses tactiques répressives ont été largement diffusées, allant des arrestations, tabassages, tortures, viols, abus sexuels, mutilations des yeux, jusqu’aux morts dans les circonstances les plus diverses (par tirs ou tabassages, des morts lancés dans des commerces incendiés pour les faire passer pour des “pillards”, ou encore des personnes écrasées par des véhicules et asphyxiées par les gaz).

En provenance de l’État, on entend des appels angoissés et désespérés à la paix et à l’unité des chiliens. Cette stratégie de pacification n’a jusqu’à présent donné aucun résultat d’ampleur, ne réussissant pas à s’imposer à la rage et à la négation de la normalité fissurée. Une campagne de paix ridiculisée en permanence par tout le monde, là où il n’y a simplement plus personne pour croire ou attendre quoi que ce soit des puissants. De leur côté, tous les partis politiques sont parvenus au consensus absolu pour expédier une série de lois répressives que la machinerie administrative est déjà en train d’approuver.

Apprenant de l’histoire, nous nous attendions de la part de la gauche à une stratégie de récupération de la révolte, l’amenant vers des revendications négociables, des leaders ou à la maîtrise par des organisations. L’agglomérat “Uni Sociale”, réunissant différents syndicats et organisations politiques, a essayé en vain de mettre en place cette stratégie. Malgré leurs misérables tentatives pour prendre la tête des manifestations, la rue fait bonnement la sourde oreille et les considère avec indifférence. Actuellement, si UniSociale appelle à déposer les armes de la révolte et au retour à la normalité, personne ne l’écoutera. Ce qui ne veut pas dire que les révolté-e-s ne profiteront pas de n’importe quel appel à la grève ou à d’autres mobilisations pour rassembler les forces dans toujours plus de combats.

De nouvelles manières de s’associer ont surgi sur les territoires à la chaleur du combat et directement en lien avec la révolte. Polémiques et contradictoires, les assemblées territoriales sont devenues un lieu commun pour discuter de nos projections, de manières de vivre et de nous associer en rupture avec le vieux monde.

Nouveau germe dans la révolte? Assemblées territoriales

Les assemblées territoriales, nées dans la révolte, se présentent aujourd’hui d’une part comme des initiatives intéressantes où il est possible de mener à bien des expériences d’auto-organisation dans divers contextes, en impulsant et en fortifiant des processus d’autonomie territoriale dans beaucoup de secteurs, de poblaciones et de quartiers dans tout le pays. D’autre part, la grande majorité de ces assemblées réclament pourtant la création d’une assemblée constituante qui établisse une nouvelle constitution pour remplacer celle existant depuis 1980. Des groupes politiques, des mouvements sociaux et des syndicats qui prônent l’assemblée constituante depuis des années, profitent de la conjoncture pour tenter de mettre en avant cette revendication comme seule et principale demande, ce qui représente de manière évidente une sortie pacifique et citoyenne à la révolte qui se traduirait par la refondation et donc, par le renforcement de l’État.

De même, nous avons affaire à des tendances politiques qui cherchent à transformer les assemblées en conseils autonomes auxquels le pouvoir incomberait à l’heure d’organiser (ou de supplanter) la “nouvelle société”, ainsi qu’à d’autres lignes qui cherchent à les transformer en instances de transition précédant un gouvernement des travailleurs.

À ce stade, il est nécessaire d’expliquer et de souligner avec véhémence qu’aucun groupe, aucune assemblée, fédération ou organisation anarchiste ne porte ni ne soutient la revendication d’assemblée constituante. Aucune expression du monde anarchiste ne perçoit une nouvelle constitution comme une issue valable ou un triomphe de la révolte comme cela a été affirmé de manière erronée dans un écrit diffusé au cours des dernières semaines. Qui plus est, toutes ces expressions ont pris de façon explicite position contre la voie constitutionnelle.

Si des compagnon-ne-s anarchistes participent activement à des assemblées territoriales (comme c’est effectivement le cas), c’est pour impulser des initiatives à même de satisfaire nos besoins et dans une perspective d’auto-organisation dans différents sens, dans le but de tenter de se passer de l’État et du capitalisme pour résoudre les nécessités, sachant clairement que nous nous trouvons dans une situation d’oppression où il est impossible d’échapper aux tentacules du pouvoir. C’est pour propager et réaliser des dynamiques anti-autoritaires partout où c’est possible, et non pas pour réclamer une nouvelle constitution, un nouveau collège ou un nouveau cabinet. En définitive, la participation aux assemblées territoriales s’inscrit dans la recherche permanente de nous réapproprier nos vies, de les reprendre en main, en expérimentant avec d’autres, proches ou pas, des manières de nous rapporter éloignées et contraires à celles qu’on nous impose. Dans ce sens, en tant qu’anarchistes nous nous impliquons à partir de notre position basée sur la conflictualité permanente et la recherche de la liberté individuelle, et nous ne nous mettons donc pas à la remorque des assemblées, pas plus que nous nous confondons avec des chemins qui ne sont pas les nôtres. Nous ne considérons pas ces espaces comme quelque chose d’achevé et si, le temps passant, ils devaient prendre des tonalités autoritaires et institutionnelles, nous serions alors sur le trottoir d’en face.

Le dernier mot n’est pas dit : les jeux sont ouverts

Ce panorama crucial, massif et dynamique, sans leaders, sans requêtes concrètes, et toujours pas récupéré par le système, a été le contexte dans lequel nous avons bougé et vécu ces derniers mois. Cela continue sans interruption, bien que l’intensité varie selon les événements et l’usure provoquée par la répression.

C’est en essayant de ne pas accommoder les faits à des conceptions pré-établies que nous remettons constamment nos conclusions en question, en les confrontant avec celles d’autres compagnon-ne-s, d’autres tendances subversives, et avec ce qui se passe dans la rue. En aucun cas, nous ne voulons tomber dans des fantaisies auto-complaisantes ou dans de ridicules théories complotistes qui voient des montages partout. Dans ce sens, il est nécessaire de signaler que tout n’est pas rejet et destruction de l’ordre établi dans la révolte, puisqu’il existe en son sein des groupes et des mouvements sociaux qui font partie du monde institutionnel et beaucoup d’autres qui, si ce n’est pas encore la cas, cherchent à y prendre part. Cependant, malgré leurs multiples et constantes tentatives, les expressions citoyennes et institutionnelles n’ont pas réussi à diriger, à centraliser et/ou à pacifier la révolte. Cet échec ressort en permanence et divers groupes anarchistes prétendent l’étendre jusqu’à un point de non-retour par des expressions de propagande – de tout type et dans différents environnements – visant le pouvoir et ses tentacules comme l’ennemi à détruire.

Construisant des chemins de destruction : évaluations, projections et négations

Cette période de révolte a mis en lumière nos faiblesses, celles-ci se manifestaient depuis plusieurs années, mais se notent avec plus de clarté encore dans le contexte actuel. D’une part, le manque d’articulation, de coordination et de communication entre groupes et sphères anarchistes, particulièrement entre celles et ceux qui font le pari de l’informalité et de la confrontation permanente, a induit entre autres choses le fait qu’on ne parvienne pas à mener à bien d’intéressantes initiatives d’envergure, en particulier lors des premiers jours de révolte (les 18, 19 et 20 octobre). Une coordination solide, qui aurait été forgée au préalable, aurait pu ouvrir de nouveaux chemins d’affrontement dans un contexte de débordement généralisé où tout était possible, où tout était à portée de la main. L’État tombait et il fallait aider à lui donner le coup de grâce. Il aurait été possible, parmi beaucoup d’autres choses, d’intensifier l’offensive, d’occuper des espaces, et pour cela nous pensons qu’il est indispensable de créer des canaux effectifs de communication et d’articulation entre celles et ceux qui, comme nous, luttent pour la destruction du pouvoir.

En lien avec ce qui précède, le manque d’espaces anarchistes où nous puissions nous réunir et réaliser des activités a aggravé cette absence de liens. Pouvoir compter sur des lieux stables aurait non seulement pu aider à tenter de générer des espaces de réunion (malgré le peu et la faiblesse de communication qui existe) ; mais cela aurait aussi servi à réaliser des actions de propagande, à collecter du matériel, etc. Bref, les possibilités d’avoir une incidence et une capacité de transgression sur les territoires se seraient considérablement accrues si ces espaces avaient existé, bien que demeure l’incertitude sur la manière dont la répression se serait comportée vis-à-vis de ces hypothétiques espaces.

Néanmoins, nous avons vu dans la révolte une réaffirmation de pratiques et de positions que nous propagions depuis des années et pour lesquelles beaucoup de compagnon-ne-s sont passé-e-s et se trouvent encore en prison. Nous faisons référence au pari de la destruction ici et maintenant de ce qui nous opprime, de la confrontation incontrôlée et permanente, de l’extension et du saut qualitatif dans le combat de rue, en somme à tout ce que nous avons pu vivre et apprécier ces derniers mois de manière massive et ininterrompue. Nous pensons que la conflictualité anarchiste continuelle a donné des fruits, perceptibles dans le combat de rue sauvage mené par les lycéen-ne-s au cours des dernières années, qui s’est caractérisé par l’indéniable sens anarchiste reflété dans leurs discours et leurs pratiques. Cette lutte des lycéen-ne-s, sans trêves et toujours plus incisives, a été directement précurseure du 18 octobre, il n’y a à notre avis pas de doute là-dessus. Les fraudes qu’ils et elles ont appelées, encouragées et réalisées ont été le déclencheur inattendu de la révolte que nous sommes en train de vivre, ces fraudes ayant d’ailleurs été précédées par des mois d’affrontement contre la police, principalement de la part des élèves de l’Institut National, lycée emblématique situé dans le centre de Santiago.

Le fait que la révolte continue, chaotique et acéphale, est dû à de multiples facteurs et circonstances dont l’analyse excéderait de beaucoup les limites de ce texte, cependant la forte présence anarchiste misant sur l’extension et l’intensification de la révolte a joué un rôle important dans l’échec des secteurs qui tentent de la pacifier et de la diriger. Les positions acrates exprimées et matérialisées dans le combat de rue et dans les autres aspects de cette révolte ont convergé presque harmonieusement avec la spontanéité destructrice des foules galvanisées, ce qui a en partie empêché la reprise en main de ce débordement.

Par rapport à ce qui précède, nous considérons comme une force que la totalité des sphères anarchistes informelles ne se soient pas obnubilées avec des prétentions avant-gardistes, ni avec de ridicules tentatives de former une grande organisation capable de diriger la révolte, comme l’évoquent d’ex-militant-e-s couche-tard de groupes politico-militaires d’extrême-gauche qui regrettent un passé où ils étaient les guides et les canalisateurs absolus des voix transgressives. Anarchistes, nous pensons et nous avons très bien compris que nous sommes un élément parmi d’autres dans cette révolte, ni en-dessous, ni au-dessus des autres, et que lutter pour l’étendre ne signifie pas que nous voulions la diriger, cela signifie au contraire, entre autres choses, combattre celles et ceux qui tentent d’en prendre les rênes parce que nous savons que si c’était le cas, ce serait la fin de la révolte.

La situation des compagnon-ne-s en prison avant la révolte était agitée en raison de possibles transferts et de l’imposition de lois faisant encore plus obstacle à leur remise en liberté. Le fait que les prisons n’aient pas été des lieux de soulèvements durant la révolte est une réalité, tout comme il est vrai que faire sortir nos prisonnier-e-s a toujours été une priorité dans toutes les révoltes, celle-ci ne doit pas faire exception pour la simple raison que ces personnes nous manquent dehors.

Les apprentissages et les questionnements sont multiples et se succèdent lors de chaque journée d’affrontement, de chaque repos à la chaleur des barricades ou de promenades à travers la ville. Il semblerait que les discussions et spéculations sur les possibles scénarios sont incessantes et qu’elles se reproduisent à chaque conversation entre compagnon-ne-s à l’occasion de quelque rencontre fortuite ou au beau milieu d’activités sur différents territoires. Ce sont ces leçons précipitées qu’il nous intéresse de partager avec les compagnon-ne-s de tous territoires et contextes, des leçons qui se transforment en noeuds de discussion sur les possibilités du conflit encore en cours.

Cela fait des années qu’à partir des tendances informelles de l’anarchie nous soulignons la nécessité de la libre-association et des groupes d’affinité, nous les avons mis en pratique dans différentes dimensions du conflit, puisque cela nous semble être la manière de nous organiser la plus cohérente et en accord avec nos positions, nous permettant de stimuler nos individualités collectivement, sans structures qui nous limitent ou nous forcent, nous unissant dans une volonté sincère.

Dans le développement de la révolte, les initiatives territoriales pour propager tant le conflit que l’autonomie sont multiples, partant des quartiers, des poblaciones, des bidonvilles ou des communes où ces élans ont pris corps. La dimension territoriale acquiert une force importante, aussi bien pour affronter l’État et son contrôle que pour impulser des initiatives antagonistes au vieux monde liées à la survie. Alors demeure la question : comment conjuguer l’affinité avec les perspectives territoriales où l’union repose principalement sur la situation géographique? À quel point se recoupent-elles et où s’éloignent-elles? Pouvons-nous ignorer les initiatives territoriales ou à l’inverse dédier toutes nos forces à ces seuls espaces? Voilà quelques questions qui ne sont pas encapsulées dans des discussions théoriques, mais se transforment en doutes éminemment pratiques de la vie quotidienne pendant la révolte.

Dans ce sens, des questions telles que celles-ci ou concernant les possibilités d’autogestion et d’autonomie lorsque l’État se fissure nous amènent aux débats de fond sur les projections anarchistes. C’est dans la révolte que nous nous sommes rendu compte que ces débats que nous avons souvent fuis, car ils nous semblaient chargés de promesses de révolutions à venir, sont en réalité valables quand nous les considérons dans l’optique du conflit permanent. Le pouls de la révolte et le conflit le disent, l’exigent.

Parmi celles et ceux qui, comme nous, cherchent la destruction effective du pouvoir et pas seulement une dynamique de protestation routinière, surgit la nécessité d’expérimenter les possibilités réelles de vivre de manière antagoniste à l’État, en détruisant l’État. Quand tous les supermarchés du secteur sont pillés; quand une grande partie du transport est saboté; quand les services de l’État-Capital ne fonctionnent simplement pas; quand la structure de la ville est détruite et ne fonctionne que de manière à peine intermittente, comment satisfaisons-nous nos besoins? Avec qui ? Entre qui? De quelle manière ?

À ce point-là, nous en revenons à l’essence de la lutte anarchiste avec la praxis destructrice/créatrice. Nous comprenons la destruction et la création comme allant simplement de pair, elles ne peuvent être vues comme deux étapes distinctes, mais se développent plutôt comme un exercice simultané. De manière plus profonde, le/la jeune qui décide de détruire une agence bancaire n’est pas juste en train de briser des vitres ou de réduire en cendres ce local, mais en plus de détruire le symbole, il/elle construit en parallèle une autre compréhension de la violence, de la normalité, de l’urbanisation, de la vie et de la manière d’affronter l’oppression. Pour être clair-e-s, il ne s’agit pas de vitres en plus ou en moins, mais de rapports sociaux et de structures de domination, et dans ce sens la révolte génère des dispositions, des volontés, des créativités, une imagination et une vitalité inconnues dans le monde du pouvoir. Nous l’avons éprouvé et vécu dans notre propre chair, dans des conversations, des dialogues et des liens.

De l’acte individuel au déploiement d’une révolte généralisée, la destruction de structures matérielles et la fissuration des rapports d’autorité portent en elles-mêmes la création presque instinctive, la négation du présent, et les possibilités de nouvelles manières de comprendre le monde. C’est sur ce terrain que nous avons besoin de vivifier les possibilités qui en émanent en les amenant à la praxis, à la matérialisation pour survivre et attaquer.

Nous avons toujours porté une critique destructive des bulles de liberté et nous n’allons pas y faire exception maintenant. Néanmoins, nous voyons bien que dans les contextes de révolte généralisée, de fracture et de cassure de l’État, c’est l’affrontement lui-même qui nous repose la question de comment résoudre notre vie quotidienne de manière antagoniste au pouvoir? Nous savons que la réponse ne réside pas dans une vie alternative et de coexistence, mais dans la conception d’expériences combatives et en opposition ouverte au monde du pouvoir. Les discussions sur le pari du contrôle territorial de petites communautés démultipliables et s’affrontant au pouvoir font partie de certaines conversations à la chaleur de la révolte. Nous apprenons d’expériences passées, mais nous avons besoin de les actualiser.

Nous avons misé sur le fait que nos moyens soient directement en accord avec nos fins, alors en partant des projections anarchistes informelles et négatrices, nous nous permettons de rêver éveillé-e-s en regardant le présent. Quelles sont nos fins ? Nous faisons le pari de l’association entre petites communautés qui se soutiennent mutuellement et contribuent les unes aux autres, sans structures stables au-dessus des individus, en maintenant la tension et le questionnement permanents sans jamais croire en une réalisation finale ou finalisée. Nos pratiques au présent doivent être capables d’aller dans ce sens.

La révolte nous ouvre constamment de nouvelles discussions, ces dialogues ne sont pas clos puisque nous sommes actuellement en train de vivre ce processus plein de vie. Nous nous demandons à nouveau quelles sont les limites de la révolte et comment la transformer en effondrement total de l’État et du régime d’autorité, comment abattre l’ordre établi. La révolte reflète nos propres limites, non pas celles qui parlent du manque d’une organisation spécifique, d’une structure, de positions et de manières de fonctionner, mais celles qui se réfèrent à nos capacités de faire tomber le vieux monde, ainsi qu’à l’expansion et la défense d’expressions anti-autoritaires.

Que pouvons-nous faire de plus ? Que pouvons-nous donner de plus ? La rue n’a pas cessé de brûler et le conflit acquiert son propre rythme, se massifiant et gagnant en qualité. Loin de souhaiter ou de regretter quelques partis armés pour rendre les coups et nous reposer sur ces structures, nous pensons que les révoltes ont des forces et des rythmes propres, et peut-être les révoltes en plein XXIème siècle ont-elles des dynamiques que nous sommes juste en train d’explorer et de connaître. Une mise au point à part, voilà ce que méritent ceux qui voient tristement la main de l’État derrière les débuts et le déploiement de la révolte, taxant la réalité vécue de “simulacre dinsurrection”, ces postures chargées de défaitisme sont empreintes d’une vision hygiénique et structurée du déroulement d’une révolte. Ces analyses resteront anecdotiques dans les mémoires et se perdront dans le feu de la révolte et la destruction de symboles du pouvoir, dans l’un des processus politiques et historiques les plus importants des dernières années, sous la domination de l’État Chilien et au niveau mondial, en ce qui concerne l’expérience anarchiste.

Aujourd’hui, les rues sont encore en feu, des centaines d’yeux sont rendus aveugles par les sicaires en uniforme, le sang continue à maculer les murailles des commissariats et des centaines de prisonnier-e-s affrontent la taule pour la première fois. L’odeur d’essence, de gaz lacrymogène, le bruit des explosions, la couleur du feu entre les laser savent se mélanger aux restes de statues et de monuments dispersés sur le sol. Chaque jour, dans chaque lieu, c’est une nouvelle journée de révolte, même si l’épuisement montre ses effets et si les combats sont plus épisodiques. Aujourd’hui, le pouvoir ne parvient pas à imposer l’ordre et la normalité absolue, tandis que pour notre part, les insurgé-e-s, nous n’avons pas non plus réussi à complètement renverser l’échiquier. Les jeux sont encore ouverts et continuent à se développer en ce moment-même, alors que nous écrivons ces mots apparaissent de nouvelles initiatives d’insubordination et de désobéissance insurgée.

Nous allons jusqu’au bout, misant le tout pour le tout.

Parce que la révolte est vivante: Que vive la révolte reproductible et contagieuse!

Kalinov Most
R
égion Chilienne.
Janvier 2020

(1) Ces gilets jaunes n’ont rien à voir avec ceux en France. Comme on l’indique, des groupes de citoyens organisés ont décidé de protéger les infrastructures du capital et de l’État dans leurs quartiers, utilisant cette tenue comme signe distinctif

 

[Traduction de l’espagnol reçue par mail]

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