attaque antenne relais
Voilà plusieurs semaines déjà que l’état d’exception du confinement sanitaire est imposé à l’ensemble de la population, avec son lot d’interdits inédits, d’hypocrisie quotidienne et de promesses de salut.
Moi, je ne voulais pas mourir de peur et d’ennui perfusé.e devant netflix. Durant ce mois passé, la rage et la consternation de vivre en temps réel un mauvais roman d’anticipation sont devenus pour moi, plus qu’un poison, un antidote. J’ai donc décidé d’attaquer.
En étendant les frontières de l’illégalité, en s’imposant partout sur les routes, les flics et les citoyens vigilants ont transformé la géographie en un espace dans lequel il a fallu réapprendre à se déplacer, et à retrouver le chemin d’autres complices.
Puisque les croix sur les montagnes ont été remplacées par des pylônes de réseaux GSM et de 5G, cela dit quelque-chose de la forme que prennent actuellement le pouvoir et nos croyances de salut.
Il était temps alors de rallumer les feux sur les collines pour diffuser des messages plus essentiels et directs à cell.eux qui voudraient bien les percevoir, de brûler ces croix nouées de câbles de fibre optique et de réseaux électriques.
Je suis seul.e, quelque-part au dessus de la vallée de l’Ouvèze, entre le Pouzin et Privas, dimanche 3 mai vers 2 h du matin. Il a beaucoup plu durant les dernières heures et les ultimes panaches de brume évaporés du sol s’élèvent face aux halo d’une demi lune. La nuit est douce et si calme.
Ces dernières années, semblait croître dans les discours, l’impression que l’État laissait sa place progressivement à des formes de gouvernementalité plus libérales et économiques, qu’à un pouvoir vertical, se substituait déjà des formes plus diffuses, invisibles.
Mais l’Etat n’a pas disparu. Il est au centre des réalités dans les guerres lointaines contre le terrorisme au Mali, dans la promotion d’un quotidien connecté, dans la répression généralisée des mouvements sociaux, dans la production de cadres de vie de plus en plus normatifs et technologisés.
A l’aube du printemps nouveau, la guerre est de nouveau déclarée, comme ultime motif de rassemblement, comme cause commune, comme devoir d’allégeance. Au nom de la santé et de la sécurité de tous et toutes, nous étions voué.e.s à être rassemblé.e.s, compté.es, partitionné .es, rangé.es, assigné.es, surveillé.es et étudié.es.
Quiconque dérogerait à la règle imposée par les ministres, experts de la santé de tous poils, par les préfets et leur police, serait traité d’irresponsable menaçant la santé des plus faibles.
Ce n’est pas une aventure inédite qu’au nom des personnes jugées et classées comme « fragiles », le pouvoir se taille sa plus belle pièce. Le pouvoir est ambidextre. Il tend la main qui protège, celle qui sauve et cagole. Dans le même temps, il frappe et mutile. Bientôt, on entend qu’il y aurait de meilleurs gestions étatiques de la crise que d’autres. On compare ce qui se déroule sous différentes latitudes. On incrimine les pouvoirs plus totalitaires comme en Chine et au Brésil. On se félicite du fait qu’au Portugal, les institutions offriraient des papiers à tous les demandeurs d’asile. Bientôt, on ne se sent pas si mal, finalement, par chez nous.
J’avance calmement dans la pénombre, quelques litres liquides de combustible dans mon sac, une pince monseigneur lourdement calée contre ma colonne vertébrale. Je suis comme absent.e à moi même, absorbé.e par le silence et les murmures nocturnes, happé.e par la minutie de la tâche, déclinant mes pas sans laisser de traces. Le sommet est paisible. Une brise légère balaye la crête d’où je perçois, partout en contrebas, les clignotements de diverses installations électriques du secteur, champs d’éoliennes, antennes relais et plaines industrielles.
Je m’ouvre un chemin parmi les grilles en brisant une chaîne qui entrave la porte de l’enceinte principale de la plus importante des deux antennes. Je range mon matériel et prends soin de rester à l’abri d’éventuels regards sous mon passe-montagne.
En avançant, je continue de penser : comme dans toute « crise », qu’elle soit produite de toute pièce par le pouvoir, ou subie et gérée au mieux, la situation crée un contexte inédit, support à constituer les chaînons manquant dans la machinerie du progrès. Ils étaient des centaines de scientifiques, de médecins et de bio-ingénieurs à venir proposer pour notre bien, des recettes d’apothicaires miracles de charlatans du vingt et unième siècle. Bien plus que de nous vendre une médecine quelconque, ils nous vendaient des raisons de continuer de l’avant, des manières de vivre. Dans sa réponse aux courroux des dieux, la science s’est offerte en renfort de promesses, apportant des solutions innovantes, aux problématiques produites par le progrès.
Le dispositif sanitaire opère également un tri entre des façons de mourir acceptables ou non. Les risques nucléaires et industriels, alors qu’ils sont organisés et constitutifs de l’activité humaine, contrairement à la plupart des risques biologiques, produisent vraisemblablement la mort et la souffrance chaque année, de manière extrêmement importante. Où est-il l’état protecteur et bienveillant quand il s’agit de protéger ses citoyens des technocrates du nucléaire?
Face aux discours et aux mots qui peuvent sembler vains ou manquer parfois, mes mains gantées glissent des paquets d’allume-feux industriels sous des lianes de câbles.
J’y répands également du gel inflammable et me tourne vers la sortie de l’enceinte pour m’approcher du second pylône. Une mini-pelle stoppée pour la nuit est échouée à l’orée du site. Je regrette de ne pas m’y attaquer et de manquer de matériel. Je place de nouveau des dispositifs incendiaires sur les câbles plus frêles et retourne à ma première antenne.
Sur place, j’arrose copieusement le tout d’essence et allume de part en part de l’installation deux départs de feu que la brise gonfle progressivement.
Je descends au second pylône et opère de la même manière.
Je m’écarte du site et m’évapore dans la nuit.
La santé et la sécurité sont devenues petit à petit les valeurs suprêmes justifiant à elles seules, les efforts et les égarements les plus absurdes.
Le virus et le combat contre sa propagation, dans le fait qu’il incarne la mort qui plane et qui frappe au hasard, imprévisible et soudaine est devenu le spectre à pourchasser sans trêve repoussant sans cesse les limites des endroits dans lesquels nous sommes prêts à nous rendre pour ne pas mourir.
Ce qui a été intériorisé, peut-être définitivement, comme expérience collective, c’est le goût et la nécessité du sacrifice. A partir de maintenant, on nous demandera sans cesse de solder les lambeaux restants de notre vie pour ne pas la perdre.
Après coup, je ne sais pas si cette attaque a occasionné des dégâts importants. Peut-être seulement quelques câbles ont-ils été sectionnés. Ce qui a compté pour moi c’est d’avoir réussi à agir, même seul.e, d’être parvenu.e à surmonter durant cette nuit arrachée à l’absurde, mes doutes et mon angoisse et d’avoir frappé ce qui apparaît pour moi aujourd’hui, comme un nœud essentiel de la société actuelle : le réseau mobile et l’ensemble du monde connecté qu’il permet de produire.
Contre la société de contrôle et la dictature sanitaire.
J’ai une pensée de rage envers les tablettes tactiles et les robots assistants qu’il convient désormais de distribuer en nombre dans les mouroirs pour personnes âgées. Que les dernières personnes qui ont traversés ce siècle sans technologie meurent entourées de robots et d’applications de toute sorte me fout la gerbe. Les trains de satellites lâchés par milliers qui sabotent les mystères du ciel nocturne ne seront jamais des promesses de paix.
Une pensée pour les portes qui restent volontairement ouvertes durant cette période difficile, à celles et ceux qui tentent, coûte que coûte de ne pas sacrifier leur vie face à la peur. Aux coups rendus et aux coups de mains. Aux mauvais coups et aux coups ratés. A celleux qui tentent. A celleux qui n’attaquent pas forcément mais qui aident à continuer et qui brisent les évidences.
Alors quoi : arrêter de vivre ? Plutôt mourir !
[Publié sur indymedia nantes, mardi 12 mai 2020]