Dans un texte de 2008, qui revenait sur les différents assauts de la frontière à Ceuta et Melilla depuis 2005, on pouvait lire ceci en guise de conclusion : « tant qu’existeront les États et leurs frontières, il n’y aura pas de mur assez solide, fut-il technologisé à outrance, qui pourra contenir la rage et l’espoir des dominés en quête d’une vie meilleure. Il y aura toujours des forêts et des montagnes d’où partiront les assauts contre ce monde de mort. Des confins des déserts au cœur des métropoles.« *
Or donc, depuis que l’Italie aidée par les autres Etats de l’espace Schengen et de Frontex vient de donner depuis quelques mois un nouveau tour de vis pour empêcher les migrants de parvenir jusqu’à ses côtes, certains indésirables ne sont pas restés les bras ballants et ont pris les choses en main. L’Espagne est ainsi en train de devenir la première voie d’accès à l’Europe devant l’Italie. Par voie maritime depuis les côtes andalouses, et par voie terrestre depuis les lambeaux que l’ancienne puissance coloniale a tenu mordicus à conserver de l’autre côté de la Méditerranée. Hier jeudi 26 juillet s’est produit le plus grand assaut de la frontière maroco-espagnole de Ceuta depuis février 2017, lorsque plus
de 850 migrants étaient parvenus à pénétrer dans la ville en quatre jours.
Cette fois, il n’y a pas eu besoin de procéder en plusieurs vagues d’attaque : ce sont près de 800 migrants, armés de rage et de détermination, qui se sont lancés à l’assaut des murs de grillage, de détecteurs infrarouges, de caméras et de fils de fer barbelés constellés de lames de rasoir (les concertinas).
Vers 6h30, partis du secteur de la Finca Berrocal, ils ont affronté à la fois les agents marocains et ceux de la Guardia civil espagnole pendant une bonne heure, avant que 602 ne parviennent à mettre le pied dans l’enclave européenne (une centaine a été bloqué côté marocain). Mais si l’auto-organisation et la détermination semblent nécessaires, se doter de moyens autonomes et imaginatifs est aussi indispensable. Dans l’asymétrie de la lutte contre un Etat préparé et doté de moyens technologiques et militaires, on connaissait les cerfs-volants enflammés des Palestiniens de la bande de Gaza, et voici que d’autres désespérés ont su à leur tour forger leurs propres armes pour tenter de parvenir à leurs fins (franchir la frontière). En plus des rudimentaires bâtons pour le corps à corps, ils
se sont ainsi munis de sprays de déodorant transformés en lance-flammes artisanaux. En plus des rudimentaires pierres pour tenir la distance, ils se sont munis de dizaines de projectiles composés de chaux vive et d’excréments, dont ils ont bombardé les forces de l’ordre. Vingt-deux garde-frontière de la guardia civil ont dû être soignés, dont cinq envoyés directement à l’hôpital pour des brûlures au visage et aux bras.
Face à ce nouvel assaut qui ne peut que réjouir les ennemis de toutes les frontières, le syndicat AEGC de la guardia civil a immédiatement dénoncé “des techniques jusqu’ici inédites” pour mieux réclamer toujours plus de matériel anti-émeutes et de protection, tandis que le ministre espagnol des Affaires étrangères, Josep Borrell, n’a pu que constater que « la crise migratoire est plus difficile à résoudre que la crise de l’euro parce qu’elle est beaucoup plus structurelle, beaucoup plus permanente ».
Bien, ceci dit, les ennemis de l’autorité ne disposent-ils pas eux aussi d’instruments, d’analyses (sur les rouages de la machine à trier et à expulser, notamment) et d’imagination pour que cette crise structurelle et permanente puisse prendre fin, mais d’une toute autre manière que celle projetée par le pouvoir ? Par exemple en sortant de la gestion humanitaire et de l’attente des révoltes d’un quelconque sujet, pour approfondir et
précipiter les crises de foie récurrentes de la domination -qui se produisent déjà sans nous- vers un empoisonnement généralisé de tous ses organes.
Vers l’inconnu d’une liberté sans Etats ni frontières, en somme.