En Europe, les guerres semblent appartenir à un lointain passé. Les images des tranchées, des camps de concentration, des bombardements aériens des capitales européennes, des débarquements sur les côtes françaises ressortent des archives de temps en temps à l’occasion d’une hypocrite commémoration et tout le monde se dit que les temps ont bien changé. Pourtant, notre époque est caractérisée par l’omniprésence des logiques guerrières. Qu’on pense aux « interventions » en Irak et en Syrie dans des conflits que les membres de la coalition internationale ont en grande partie provoqués. Mais la guerre est aussi ici, très visible sur les uniformes kakis qui patrouillent dans nos rues ou sur les visages ternes et fatigués des errants charriés jusqu’en Europe par l’onde de choc des bombardements lointains. On la retrouve parfois au détour d’un scandale, comme quand tout le monde feint d’apercevoir que la Région wallonne vend des armes à l’Arabie Saoudite…
Moins visible, occultée à dessein, elle se cache aussi dans des bureaux, des hangars et des ateliers un peu partout en Belgique. Nombreuses sont les entreprises qui participent ainsi à l’effort de guerre actuel, produisant le matériel nécessaire aux conflits d’ici et d’ailleurs, armant flics et troufions, équipant prisons et porte-avions, permettant la surveillance des rues de Bruxelles et la dévastation d’Alep. Ces entreprises ne font pas la une des journaux, n’attirent pas l’attention du passant dans les rues et ne font pas de campagnes publicitaires, peu enclines sans doute à se vanter de faire du fric sur des cadavres. Pourtant elles existent et en nombre. D’après Roland Teheux, responsable à Agoria (fédération belge des entreprises technologiques) du secteur aéronautique, espace, sécurité et défense, il y aurait 92 entreprises actives dans le secteur, pour une chiffre d’affaires de 3,6 milliards d’euros. On pourra se faire une idée de l’étendue du secteur en visitant la base de données du site du « Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité » (GRIP), qui recense 75 entreprises de l’armement en Belgique.
Nous pouvons bien sûr nous sentir totalement impuissants face à ces guerres qui se déroulent à l’autre bout du monde, face au terrorisme d’État qui s’exerce ici et ailleurs. Pourtant, le mois de septembre 2017 n’a pas été des plus plaisants pour l’industrie de l’armement belge. D’après les médias, ce sont ainsi trois entreprises du secteur qui semblent avoir été prises pour cibles par des incendiaires inspirés. La nuit du 25 septembre d’abord, ce sont les 5000 m² de hangars de l’entreprise Varec à Malines qui partent en fumée, nécessitant l’intervention des pompiers de Malines, Duffel, Berlaar, Lier et Nijlen. Si l’incendie n’a pas été formellement qualifié d’intentionnel par le parquet, il y aurait deux foyers distincts d’où se seraient répandues les flammes. D’après l’entreprise elle-même, Varec est « un fabricant à la renommée mondiale de pièces en métal caoutchouteux et de composants synthétiques pour les véhicules militaires ». Il semble que les dégâts aient été important, les pompiers ont dû travailler jusqu’au matin le lendemain pour maîtriser l’incendie. Deux jour plus tard, c’est au tour de l’entreprise Teksam Company à Genk de voir ses locaux se transformer en feu de joie. Ici aussi, les dégâts sont énormes : ateliers et bureaux endommagés par les flammes, commandes prêtes à être expédiées totalement détruites, 40 employés au chômage technique… Le feu semble avoir été bouté par des personnes mal intentionnées : des bouteilles de gaz ont été retrouvées sur le site. Teksam Company conçoit et fabrique des mâts télescopiques destinés aux armées du monde entier. Le lendemain vers 8h, à Herstal, c’est sur le toit d’un bâtiment des Forges de Zeebruges qu’un feu semble sur le point de prendre. Des ouvriers, apparemment avertis par un dégagement d’épaisse fumée, découvrent un assemblage artisanal composé de bonbonnes de gaz à briquet attachées entre elles et reliées à une mèche. L’engin a été désamorcé par les démineurs de l’armée. Les Forges de Zeebruges, membres du groupe Thalès, fabriquent des bombes, des munitions et des missiles pour avions et les hélicoptères de combat.
Ces attaques viennent créer une brèche dans l’atmosphère de complicité silencieuse, d’acceptation soumise d’une soi-disant fatalité morbide face à ces guerres et au contrôle de nos vie qui s’intensifie de jour en jour. Elles montrent que la toute-puissance des armées n’est pas infaillible. Elles montrent aussi qu’une lutte contre la guerre du pouvoir et contre la paix sociale n’est pas vouées à se résumer à des paroles en l’air ou à des actions symboliques, à des pétitions ou à des actions de pressions politiciennes ; qu’il est possible de donner des coups là où ils ne s’y attendent pas, par soi-même et sans attendre.
Paru dans L’imprévu, feuille anarchiste, n° 3, novembre 2017 (Bruxelles)
[Repris d’Indymedia Bruxelles, jeudi 11 janvier 2018]