A Pleins poumons

« Ce s’ra votre tour, messieurs les gros, de monter sur l’plateau, car si vous voulez la guerre, payez-la de votre peau ! »

La chanson de Craonne, 1917

Émile Cottin après 1923.

Une des données frappantes de la Première Guerre mondiale fut non seulement la dimension industrielle de cette boucherie de masse – plus de 18 millions de morts en quatre ans –, mais aussi sa répartition presque égale entre militaires et civils. Si on rajoute à cela l’épidémie de grippe virulente (dite « espagnole ») dont le premier cas fut enregistré le 4 mars 1918 dans le camp militaire de Funston au Kansas, et qui voyagea ensuite rapidement en Europe via les troupes américaines, puis de là aux colonies des empires, causant au minimum 50 millions de victimes supplémentaires à travers le monde, on peut dire qu’en ce début d’année 1919 le poids d’une vie humaine était devenu bien plus léger. Enfin, pas de n’importe quelle vie, bien entendu. D’une part parce que ce sont surtout les prolétaires qui sont allés se massacrer les uns les autres au nom du Droit, de la Patrie et des marchands de canons, d’autre part parce que même dans le cas de la grippe espagnole de l’hiver 1918-19, il existe un fort lien entre le taux de mortalité de cette pandémie et le niveau de pauvreté (plus on était riche, moins on était touché, et inversement).

Il y a cent ans donc, en février 1919 à Paris, au moment où les puissants étaient en pleines négociations pour conclure des Traités de Paix suite aux armistices de l’année 1918, au moment même où des révolutions se multipliaient dans les Empires défaits (Russie, Allemagne, Hongrie), c’est pourtant un geste individuel qui allait secouer tout ce petit monde. Un geste qui fit l’unanimité dans le dégoût parmi les dirigeants du monde (alliés ou ex-belligérants) comme parmi les chefs de parti à peine sortis de leur sanglante Union Sacrée. Des socialistes aux nationalistes, pas un ne manqua à l’appel. Ce geste fut accompli par un jeune compagnon qui n’entendait pas en rester là face au désastre en cours, par un anarchiste qui identifia un ennemi très précis : rien moins que le Président du Conseil et ministre de la guerre en exercice, le très populaire « Père la Victoire » dont le bellicisme jusqu’au-boutiste poussa au maximum le grand massacre, le négociateur en chef de ce qui allait donner le Traité de Versailles, le réactionnaire qui envoya combattre des milliers de soldats français aux côtés des armées blanches en Ukraine et occuper l’Allemagne, l’ancien « Premier Flic de France » qui fit tirer à de nombreuses reprises sur des foules de grévistes. Ce responsable politique aux très lourdes responsabilités passées et présentes se nommait Georges Clemenceau.

Un jeune artisan en temps de guerre

Le jeune anarchiste s’appelait quant à lui Émile Cottin, dit Milou, et était né le 14 mars 1896 à Creil, avant que sa famille ne déménage trois ans plus tard à Compiègne (toujours en Picardie), où il grandira. Aîné de trois enfants, il avait été formé au métier d’ébéniste après l’école primaire. Lorsque la guerre préparée de longue date éclata, Milou avait dix-huit ans et fit comme ses camarades. Il tenta de s’engager volontairement, mais le conseil de révision le débouta de sa demande à cause d’une maladie du cœur (endocardite) qu’il portait comme un fardeau. Quand il fut appelé sous les drapeaux en mars 1915 avec sa classe d’âge, il cacha ce problème afin d’être incorporé, mais sera tout de même renvoyé chez lui en juillet, définitivement réformé. Milou était alors un prolétaire suivant la masse de ses semblables, bercée par les sirènes de l’union sacrée à laquelle la gôche s’était promptement ralliée, un simple ouvrier qui ne s’était jamais particulièrement intéressé à la politique et trouvait tout naturel de suivre un troupeau guidé par les intellectuels de service.

Dès le 4 août 1914, le secrétaire général de la CGT Léon Jouhaux s’était ainsi prononcé en faveur de la guerre sur la tombe même de Jaurès, assassiné le 31 juillet par un militant nationaliste, un chemin que l’ensemble de la CGT entérinera officiellement lors de son Conseil national quatre mois plus tard en reniant ses vieilles idées antimilitaristes. Du côté des socialistes et marxistes de la SFIO, certains de leurs responsables comme Sembat, Guesde ou Thomas entrèrent immédiatement comme ministres dans les gouvernements bellicistes d’union nationale, à l’image de leurs homologues allemands de la IIe Internationale qui votèrent les crédits de guerre au nom de la Burgfrieden proposée par l’Empereur Guillaume II. Même Jaurès, qui a été béatement sanctifié comme un mélange de pacifisme et de patriotisme après son assassinat, était en réalité un militariste de premier plan. Une position constante qui lui avait déjà valu l’interruption par l’anarchiste Libertad d’une conférence sur le thème Le socialisme et la patrie en mai 1905 à Paris. Alors que Jaurès y défendait l’existence d’une armée de conscription permanente notamment pour défendre la patrie face à l’Allemagne [1], Libertad défendait à l’inverse qu’ « il faut écarter le peuple de l’armée, il ne faut pas que le poison de l’obéissance passive se glisse en lui. »
Si on rajoute à cela le reniement des idées internationalistes par certains anarchistes à la suite de Kropotkine et du Manifeste des seize (1916) prônant de défendre un camp contre un autre, on peut dire que les positions révolutionnaires n’étaient pas faciles à rencontrer en cette terrible période.

A partir de septembre 1915 et les difficultés à gagner sa croûte, Milou va commencer à se déplacer de travail en travail. C’est au cours de ses pérégrinations à Lyon et Paris que cet ouvrier plutôt taciturne et solitaire va peu à peu être amené à se révolter, de rencontres fructueuses en pénibles expériences d’exploitation.
Embauché à Lyon chez de petits menuisiers comme dans de grandes entreprises, il monte à Paris deux ans plus tard, en octobre 1917, rejoindre un camarade lyonnais en espérant améliorer son sort. Affilié au syndicat CGT des ébénistes, Émile Cottin passe ainsi régulièrement dans un petit restaurant coopératif réservé aux adhérents. C’est là qu’au hasard d’une discussion, un compagnon espagnol lui remet un exemplaire du journal libertaire Ce qu’il faut dire (avril 1916-décembre 1917), un hebdomadaire anti-guerre notamment opposé aux Manifeste des Seize. Tirant tout au long de ses quatre-vingt trois numéros jusqu’à 20 000 exemplaires selon les disponibilités et le prix du papier en tentant de se jouer d’une censure drastique [2], c’est tout de même un point de départ qui passionnera vite le jeune Milou.
Dès lors, il commencera à économiser sur ses maigres paies afin de dévorer brochures et livres proposés en quatrième page du journal. « C’est petit à petit et à force de lire des livres que l’idée anarchiste m’a gagné. J’ai senti la révolte s’emparer de moi, quand j’ai vu que malgré mon travail je gagnais aussi peu et que j’étais souvent au chômage », dira-t-il plus tard. En janvier 1918, Milou quitte les habituelles chambres meublées et hôtels miteux pour s’installer chez un collègue d’usine, militant socialiste et syndicaliste avec lequel il se cotise également pour acheter et lire ensemble la presse quotidienne de gôche. C’est l’occasion de tenter de comprendre la situation internationale, de débattre de l’union sacrée et de la trahison des partis socialistes, mais aussi d’approfondir les divergences entre anarchisme et marxisme.

En mai 1918, Milou a encore déménagé dans Paris, trouvant d’abord du travail dans une fabrique de meubles du faubourg Saint-Antoine, puis à l’usine d’aviation Hanriot à Billancourt. C’est là qu’il est repéré pour la première fois par les mouchards de la police en tenant des piquets de grève face aux jaunes. Menée essentiellement par les 100 000 métallurgistes, cette grève s’était répandue comme une traînée de poudre dans les usines d’armement et de matériel de guerre à partir du 13 mai 1918 chez Renault (qui fabriquait en masse ses premiers chars d’assaut) et dura jusqu’au 28 mai, touchant la plupart des usines du secteur de Paris jusqu’à Saint-Étienne et Roanne (villes où des fils de signaux de chemin de fer qui transportent le matériel de guerre sont coupés en plusieurs endroits), en passant par Bourges et Lyon. Ses mots d’ordre étaient non seulement la paix immédiate, mais aussi la solidarité avec la révolution russe en cours, dont on apprenait toujours plus de bribes malgré la censure. Bloquer directement l’industrie de guerre et s’opposer physiquement dans les gares au renvoi au front des jeunes ouvriers dont les classes d’âge étaient mobilisées n’est pas passé sans réaction de l’État, on s’en doute. D’un côté la police chargea sans pitié les piquets et tira à plusieurs reprises contre des grévistes, d’un autre la CGT engagée dans l’Union sacrée fit tout pour isoler les grévistes et favoriser la reprise de ce travail de mort.
Cet épisode marqua durablement Milou, qui fut bien entendu licencié. Non seulement, il ne renouvela plus sa carte au syndicat des ébénistes, mais il racontera aussi plus tard que c’est à ce moment-là que l’idée de supprimer le Président du conseil a germé : alors que ses camarades de l’usine Hanriot criaient vainement « A bas Clemenceau ! », « moi je me suis dit : il y a autre chose à faire, il n’y a qu’à le descendre. »

Entre deux boulots toujours plus durs à dénicher, Émile Cottin se rendit plus fréquemment aux réunions et causeries anarchistes, peut-être à la recherche de complices, et passa régulièrement son jour de repos, le dimanche, à la librairie des Amis du Libertaire, implantée à Belleville. Toujours avide de connaissances, Milou continuait de dévorer tout ce qui pouvait le faire réfléchir, et c’est ainsi qu’il enchaîna Montaigne, Homère, Rousseau, Hugo, Zola mais aussi Comte et Reclus.
Durant les six mois qui le séparaient de la fin de la guerre, il s’intéressa aussi à tout ce qui traînait devant ses yeux, passant du spiritisme qu’il qualifiera de « fumisterie » à l’astronomie, puis de l’espérantisme à une tentative d’écrire un roman social, qui restera toutefois à l’état d’ébauche.

Agir envers et contre tout

La signature de différents armistices à l’automne 1918 par la Bulgarie, l’Empire ottoman puis l’Autriche-Hongrie mirent fin à la Première Guerre mondiale sur les fronts des Balkans, du Proche-Orient et d’Italie, avant que celui du 11 novembre entre les puissances alliées (France, Angleterre, États-Unis, Italie) et l’Allemagne ne fassent de même. Pour Émile Cottin, qui n’avait pas participé à la grande boucherie d’abord malgré lui puis en tentant de s’y opposer, la situation n’était pas close pour autant. A la veille de son attaque du 19 février 1919, le militarisme et la réaction qui avaient porté tant d’horreurs étaient non seulement toujours aussi vifs, mais ils s’étalaient quotidiennement sous ses yeux à travers une actualité tant internationale que locale.

Du côté de la révolution, celle allemande qui avait éclaté en novembre 1918 s’était terminée par l’écrasement de l’insurrection spartakiste de Berlin en janvier 1919 grâce une alliance entre les dirigeants sociaux-démocrates et une partie de l’armée. Inutile de dire que ces derniers avaient reçu le chaleureux appui du gouvernement français de Clemenceau, l’ancien ennemi, qui n’avait pas oublié que l’arrivée de son armée fin novembre pour reprendre possession de l’Alsace-Moselle ne s’était pas que faite sous les acclamations patriotiques, puisqu’elle dû d’abord chasser les conseils ouvriers qui y avait fleurit un peu partout (de Strasbourg et sa cathédrale surmontée d’un drapeau rouge jusqu’à Metz, et de Colmar à Sarrebourg).
Quant à la révolution russe, elle devait désormais affronter depuis décembre 1918 des milliers de soldats français et anglais supplémentaires débarqués en Ukraine pour aider la contre-révolution blanche. Ces troupes ne lâcheront d’ailleurs définitivement l’affaire qu’en avril 1919, quittant précipitamment Odessa et Sébastopol. Milou ignorait certainement qu’en sus de l’armée rouge se trouvaient des milliers d’anarchistes comme lui qui combattaient pied à pied ces mêmes armées blanches soutenues par des pious pious bien frrrançais, mais c’est en tout cas une situation qui lui tiendra particulièrement à cœur, puisqu’il lui réservera une place lors de sa déclaration finale devant les juges.

Du côté de la Conférence de paix de Paris qui avait débuté en janvier 1919 et débouchera en juin sur le fameux Traité de Versailles, ce n’était pas mieux. Tout n’était que sordides tractations entre les gouvernements des ex-Alliés pour dépecer les territoires des pays vaincus (et leurs colonies). Quelles régions d’Allemagne l’État français pouvait-il occuper avec son armée en guise de réparations de guerre, et pour combien de temps, faisait par exemple l’objet de surenchères nationalistes entre les partis politiques, les uns suggérant d’aller jusqu’à Berlin, tandis que les autres se contenteraient d’occuper les régions les plus productives comme la Sarre ou la Ruhr, ce qui fut d’ailleurs fait. [3] Pour les anarchistes et autres révolutionnaires, il était plus ou moins clair que ces jeux de puissances ne pourraient à leur tour que conduire à de nouvelles guerres terribles, ce qui ne manquera malheureusement pas de se produire.

Enfin, le climat d’euphorie liée à la victoire conduisait à une exaltation permanente de ces intouchables braves soldats sacrifiés sur l’autel de la Patrie, mais aussi à renforcer une Union sacrée toujours en vigueur et qui écrasait toute perspective révolutionnaire ici et maintenant. C’est pour tenter de briser ce consensus bâti sur des monceaux de cadavres au grand profit de quelques-uns que plusieurs compagnons se retrouvèrent à Belleville au soir du 29 décembre 1918, afin de perturber un meeting organisé par la Ligue des droits de l’homme à l’occasion de la clôture de son congrès.
Le petit groupe proche de l’éphémère Fédération anarchiste (1918-1920) auquel s’était joint Émile Cottin interrompit brusquement l’orateur aux cris de « A bas le parlementarisme, on s’en fout de la République, vive l’anarchie ! ». La confrontation culmina par la suite lorsque le célèbre philosophe universitaire qui tenait le crachoir dut lire sous les huées un ordre du jour de la LDH en hommage « à tous les héros français tombés au champ d’honneur. » Émile Cottin, qui ne fut pas l’un des moins virulents au point d’être traité selon la coutume autoritaire de provocateur policier par la tribune, expliqua plus tard, « nous ne pouvions accepter cette formule, ne voulant honorer que les victimes du capitalisme. »
C’est également au mois de décembre 1918 que Milou parvint à se procurer un pistolet [4], en l’ayant – ironie du sort –, acheté à un soldat dans un bar du quartier de Bastille. C’est en tout cas ce qu’il déclara à la police, qui recoupa l’information avec le témoignage de son logeur dans la banlieue sud de la capitale (Montrouge), certifiant effectivement qu’un coup de feu avait brisé une fenêtre dans sa chambre par mégarde, et que Milou s’en était platement excusé.
On était bien quelques mois après la fin de la Grande boucherie, les armes circulaient partout, et qui se serait inquiété de ce genre d’incident ? Pas la Sûreté générale en tout cas, qui ignorait ce léger détail, et s’était lancée le 5 janvier 1919 dans la rédaction de son premier rapport détaillé sur cet Émile Cottin, qu’elle bouclera le 7 février, contenant les adresses de ses logeurs successifs, les noms de ses différents employeurs et leurs appréciations sur sa personne. Le jeune Milou était désormais fiché dans la case « socialiste révolutionnaire ». Quinze jours plus tard, l’anarchiste videra son chargeur contre Clemenceau.

Mais qui est l’assassin ?

Au matin du mercredi 19 février 1919, Milou se leva un peu plus tôt que d’habitude, après avoir pris soin de ranger ses précieux bouquins dans une malle, dont le dernier qu’il s’était procuré, La Terre d’Élisée Reclus. C’est cette malle qui lui vaudra d’être traité quelques jours plus tard d’ « assassin bibliophile » par un grand quotidien conservateur. Son projet étant mûri depuis plusieurs mois, il avait non seulement trouvé l’adresse du boucher (dans l’annuaire, tout simplement), mais surtout effectué de précieux repérages. La seule faille dans le dispositif de sécurité qui entourait le Président du conseil et néanmoins ministre de la guerre, était en effet le trajet ponctuel de 200 mètres qu’il parcourait chaque matin en automobile entre 8h45 et 9h depuis son domicile jusqu’au ministère de la guerre, place du Trocadéro. Il savait en outre que le « Père la Victoire » était logiquement assis à l’arrière, qu’un premier brigadier faisait office de chauffeur et un second de garde du corps, mais aussi que pour avoir le temps de bien le viser à travers les vitres et la carrosserie, il lui fallait de précieuses secondes. D’autant plus que la limousine pouvait soudain filer à vive allure, à une époque où le nombre de voitures était moindre.
Milou choisit le long tournant au carrefour de la rue Franklin et du boulevard Delessert (16e) pour passer à l’action, d’où il pourrait d’abord tirer de côté, puis finir dans l’arrière de la Rolls-Royce Silver Ghost utilisée par Clemenceau. Il lui faudra également ne pas éveiller l’attention des nombreux policiers en civil qui rôdaient dans le coin, mais dont il avait pris soin de mémoriser les visages.

Vêtu d’un imperméable et d’un chapeau, Milou est arrivé en métro de sa banlieue. Il est présent à 8h30 sur le terre-plein qu’il s’était choisi, et feint d’attendre le tramway en regardant la vitrine d’un magasin d’appareils électriques. Lorsque la voiture arrive à sa hauteur en ralentissant avant de tourner, il se retourne pour appuyer sur la détente. Il a neuf balles dans son pistolet et un second chargeur plein dans la poche. Tout se déroule comme il l’avait pensé : il a le temps de tirer deux balles de côté en direction du passager arrière qui passe à sa hauteur, dont l’une traverse la vitre de part en finissant par hasard dans la joue d’un agent sur le trottoir opposé. Une fois la Rolls passée, il vide le reste de son chargeur sur l’arrière en effectuant un tir groupé, courant bras tendu derrière la limousine qui accélère maintenant à fond. Sur les sept dernières balles, quatre toucheront directement leur cible : deux érafleront un bras et une main de Clemenceau en traversant son pardessus, une troisième traversera sa jaquette et s’arrêtera sur son maillot de corps, tandis que la quatrième franchira tous ces obstacles en entrant par son omoplate droite pour finir sa course dans un poumon. Les chirurgiens accourus au chevet de Clemenceau refuseront d’extraire la balle, l’opération étant trop délicate (il a 78 ans), et préféreront miser sur son enkystement par les tissus du corps du vieil homme. Après plusieurs jours à cracher du sang suite à un début d’hémorragie liée aux battements de cœur et qui font légèrement bouger le projectile, le Premier Flic et Militaire de France pourra bientôt reprendre sa sale besogne. Il finira cependant les dix dernières années de sa vie avec une balle anarchiste fichée dans la carcasse. Émile Cottin a manqué son acte à quelques malheureux millimètres près, ceux qui séparent la trop vigoureuse paroi d’un poumon de l’aorte d’un cœur diabétique.

Lynché par une foule d’employés de commerce, de cochers et de bourgeois, frappé à coups de cannes, Milou est ensuite péniblement ramené au commissariat du coin par des agents, le corps fourbu et le visage tuméfié. Selon l’habitude des attaques de la fin du siècle précédent (ce n’est après tout qu’une trentaine d’années plus tôt), il n’a aucun mal à s’identifier et à défendre son geste face aux enquêteurs. Au commissariat, apprenant que le chef de l’État n’est que grièvement blessé, il déclare d’emblée « M. Clemenceau est l’ennemi de la classe ouvrière. C’est pour cette raison que j’ai agi, et je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pas l’avoir tué. »
Très vite, la police doit se résigner au fait qu’Émile Cottin a agi seul, après avoir enquêté tous azimuts, d’un cheminot parisien qui avait proclamé à haute voix dans un bistrot « c’est bien malheureux qu’il ait raté Clemenceau », jusqu’à une môme de Fontenay-aux-Roses qui avait refusé de s’associer dans son école primaire aux prières de l’institutrice, après avoir entendu des ouvriers dire à son père « si nous n’avons pas eu Clemenceau cette fois, la prochaine nous ne le raterons pas ». Pour l’exemple, ce sera donc Julien Content, le gérant du Libertaire qui vient tout juste de reparaître en janvier 1919 après cinq années d’absence (et un numéro clandestin en juin 1917 contre la guerre), qui sera embastillé après une perquisition au siège du journal le 21 février, au prétexte que les flics ont retrouvé par trois fois le surnom de Milou dans un registre.

La mort… puis la prison

Depuis qu’Auguste Vaillant avait lancé sa bombe en pleine Assemblée nationale en 1893 avant d’être guillotiné bien que son geste n’ait tué aucun député, les anarchistes savaient à quoi s’attendre du côté du pouvoir comme de ses opposants qui ne rêvent que d’en prendre les rênes.
Après son attaque, Cottin qui avait eu l’occasion d’approfondir la question de l’action directe individuelle avec son bref ami l’année précédente, ne se faisait aucune illusion sur les socialistes de la SFIO (dont deux tiers des délégués se prononceront l’année suivante pour l’adhésion à la IIIe Internationale en fondant le parti communiste). Dès le lendemain, l’Humanité du 20 février 1919 qui soutenait sans faillir depuis cinq années le grand massacre de prolétaires au nom de la Défense de la patrie, précisa à sa Une « flétrir sans réserves l’imbécile attentat », tout en précisant : « Cottin pensait peut-être servir la cause du prolétariat. Il a apporté à la réaction capitaliste et militaire un appui qu’elle n’eût pas oser espérer… Le socialisme, aujourd’hui comme hier, écarte de sa propagande et de son action les attentats individuels. Il appelle la classe ouvrière, en tant que telle, à des manœuvres de masse… » Quant au journal Le populaire, quotidien fondé en avril 1916 par l’aile gauche de la SFIO groupée autour de Longuet, le respecté petit-fils de Karl Marx, il lance cet avertissement de pompiers sur l’indispensable fonction de contention de son parti : « Il y a un Cottin, malgré le socialisme. Sans le socialisme, il y en aurait des centaines. »
En face, Le Libertaire va bien entendu tenter de défendre Milou, mais le pays est toujours sous état de siège depuis août 1914, un régime qui ne sera levé que le 12 octobre 1919, soit près d’un an après l’armistice. Ce qui fait non seulement que la censure continue de frapper large tout ce qui est « de nature à exercer une influence fâcheuse sur l’esprit de l’armée et des populations », et que Cottin n’est pas déféré devant une cour d’assises, mais devant un conseil de guerre. Son acte a été requalifié en « attentat contre la sûreté de l’État ». Le capitaine chargé de l’instruction la bouclera en trois semaines (et un peu moins de 800 pages), tandis que la justice militaire fixera le procès dans la foulée, le 14 mars, un mois après l’attaque.
Le temps presse, et Le Libertaire – qui se rattrapera par la suite – fait ce qu’il peut : son premier article qui évoque la question le 23 février est entièrement blanchi par la censure. Celui du 2 mars aborde la question en biais en rappelant que son directeur est toujours embastillé pour avoir fréquenté Milou, celui du 9 mars allume la gôche qui a condamné le geste de Cottin : « Quel touchant spectacle de voir comment l’élément socialiste parlementeur s’écarte de nous et fait chorus avec la bourgeoisie, facilitant ainsi la répression gouvernementale… Maintenant, bourgeois, allez-y, faites donner la meute. Les valets de plume attendent les ordres : les politiciens à plat ventre lèchent la patte du fauve et les nationaux socialistes envoient leur sympathie à la violence d’en haut. »
Pour résumer le sentiment qui prédomine chez une petite partie des anarchistes à la sortie de la guerre dans un mouvement sorti laminé du conflit (entre la trahison du Manifeste des Seize et ceux qui sont morts au front), on peut tout de même citer la lettre de Louis Lecoin 5 envoyée le 27 février depuis la prison militaire de Clermont-Ferrand à Émile Cottin, qui se trouvait alors à La Santé. Cette lettre circula avant le procès, fut citée à charge par le procureur, et fut abondamment reproduite par la suite lors de la campagne pour libérer Milou : « En essayant de débarrasser l’humanité de la bête malfaisante dont les mains sont teintes encore du sang des peuples, tu as bien mérité d’elle. Tu as bien fait, et nous ne nous désolidariserons pas d’avec toi… Ami ! Les Libertaires t’aiment pour ton acte ; toute la partie saine de la classe ouvrière, qui ne s’y trompe pas, y applaudit. Certes, les actes individuels ne viendront pas à bout de tous les despotes et de tous les despotismes ; une révolution sera nécessaire ; mais tels, ils ont la valeur d’un symbole puisqu’ils indiquent où il faut frapper. » [6]

Le procès de Milou durera à peine six heures, et le Lieutenant Monnet, procureur militaire de son état, demandera sans surprise sa tête avec des formules du genre « en voulant tuer le chef de notre armée, le représentant de la France à la Conférence de la Paix, c’est la France elle-même, Messieurs, qu’on a tenté d’atteindre » ou encore « Cottin, cette fleur vénéneuse poussée sur le fumier de l’anarchie ». Le conseil de guerre n’aura de son côté besoin que de vingt petites minutes pour délibérer : vendredi 14 mars 1919, jour de ses vingt-trois ans, Milou est condamné à mort pour tentative d’homicide avec préméditation, et sans circonstances atténuantes. Il est transféré à la prison centrale de Melun dans la cellule réservée à cet effet, et attend son exécution (il y passera 42 jours).

Défense de l’acte

Deux éléments vont pourtant rapidement venir contrecarrer les plans du pouvoir pour guillotiner Émile Cottin.
Le premier est le contexte social lui-même. Dix jours après sa condamnation à mort s’ouvre un autre procès retentissant, le 24 mars 1919, celui du nationaliste d’extrême-droite Raoul Villain qui a assassiné quatre ans plus tôt celui que les socialistes ont érigé en martyr, Jean Jaurès. Le parallèle est frappant : pas de conseil de guerre mais un jury d’assises, pas de précipitation mais une attente de cinquante-six mois, et surtout, surtout, un procureur qui ne demandera pas la peine de mort mais une « condamnation atténuée »… ainsi qu’un jury bourgeois qui va carrément acquitter Villain le 29 mars, condamnant en sus la veuve Jaurès à payer les frais de justice. L’ombre de Cottin va planer pendant tout le procès, et il servira d’exemple : Milou avait un vil mobile subversif, celui de Villain était aussi noble que l’ordre, l’un s’en est pris à la France quand l’autre entendait l’exalter et la protéger. Même le successeur de Jaurès à la tête de l’Humanité, le député socialiste Pierre Renaudel, y alla de son petit couplet au nom de la défense : « Jaurès eût fait rayonner notre politique de guerre. » Le pourvoi en cassation de Milou est rejeté le 2 avril par la justice militaire, son exécution n’est plus qu’une question de jours puisqu’il refuse avec dignité « de s’abaisser » à solliciter une grâce présidentielle.
Pour les humanistes qui s’indignent, le parallèle est glaçant (celui qui a tué est acquitté, celui qui n’a pas tué est condamné à mort), mais c’est surtout d’une partie du troupeau massacré et massacreur que les yeux vont un peu s’ouvrir : pour le pouvoir, blesser un chef d’État au nom de la liberté est un crime, quand assassiner un leader du parti socialiste au nom de la patrie est une œuvre de bienfaisance. C’est ainsi que les cris de « Vive Cottin ! » vont résonner de plus en plus fort (notamment dans la manifestation d’hommage à Jaurès de 150 000 personnes le 6 avril), et que va monter une revendication de colère paradoxale : puisque Villain a été acquitté, amnistie générale pour tous ! Tant pour Milou que pour les soldats qui croupissent encore en prison pour s’être mutinés pendant la guerre. « Je vous prie de croire que force ne restera pas à la loi » proclame avec détermination Le Libertaire.

Le 8 avril, un décret présidentiel commue la peine de mort de Cottin en dix ans de prison pour tenter de calmer la situation.
Le 9 avril le gouvernement cède sur une revendication ouvrière historique, en déposant un projet de loi adopté le 23 avril : la journée de huit heures. Quant à la manifestation du 1er mai 1919, interdite à Paris, elle se traduit par l’une des plus importantes émeutes du genre depuis celui de 1906 : face à la troupe qui quadrille la capitale, les manifestants montent des barricades, renversent les tramways et affrontent la police lors de batailles de rue. Les flics feront 2 morts et 350 blessés, mais en compteront pas moins de 480 dans leurs propres rangs, y compris par armes à feu.

Quant au second élément, c’est bien entendu Émile Cottin lui-même qui y contribuera, en ne lâchant pas l’affaire de son arrestation jusqu’au procès. Contestant point par point toutes les constructions de l’accusation à l’aide de notes prises au fur et à mesure, il se lança également dans une déclaration finale qui avait le mérite d’être aussi explicite que son geste, et qui servit de base à la solidarité qui s’exprima sans relâche jusqu’à sa sortie de prison.
En voici un extrait : « Je tiens à vous déclarer franchement que je suis anarchiste, c’est-à-dire antiautoritaire, anticléricaliste, antimilitariste et antiparlementaire. Je n’ai qu’une patrie, la Terre. Je ne comprends pas la société actuelle, parce qu’elle est autoritaire et qu’elle n’engendre qu’une foule de malheurs, cette autorité ayant toujours été un épouvantail entre les mains des gouvernants au détriment de la masse qu’ils affament. J’enraye son action par tous les moyens mis à mon pouvoir. Je tiens donc tous les gouvernants autoritaires tant en France qu’à l’étranger, responsables de toutes les guerres… Pour en venir directement à l’attentat qui m’est reproché, j’ai agi contre M. Clemenceau parce que, reniant son passé, il représente aujourd’hui en France le principe d’autorité… C’est sous le règne de M. Clemenceau que nous voyons l’armée française envahir l’Allemagne révolutionnaire et dissoudre sans pitié les soviets ouvriers que ceux-ci fondèrent pour combattre avec tant de mal la dynastie du Kayser et fonder un régime nouveau… C’est ce même M. Clemenceau qui « fait la guerre », souhaite et même entreprend une expédition armée en Russie, non plus contre une autocratie, mais bien contre un peuple que le tsarisme et la guerre ont ruiné… J’accuse le gouvernement français et ceux qui par leur influence ont contribué à cette guerre, du meurtre de 1 500 000 Français. J’accuse les gouvernements autocrates et bourgeois qui ont participé directement à cette guerre, ainsi que ceux qui n’ont fait entendre aucune protestation plausible contre celle-ci : du meurtre de 12 millions d’hommes, de la perte de plusieurs centaines de milliards, fruit du travail de nombreuses générations. Comme je l’ai déclaré au début, les anarchistes saperont le principe autoritaire et ses nombreuses ramifications parce qu’il est seul coupable de la douleur universelle… »

A partir de la condamnation à mort de Milou en 1919 commuée en dix longues années de prison, une partie des anarchistes n’auront de cesse de le faire libérer avant son terme.
D’un côté ils défendront une amnistie générale pour solder les comptes de la guerre tout en exigeant la fermeture des bagnes civils et militaires comme Cayenne ou Biribi, avec des proclamations comme « Il faut qu’on ouvre toutes grandes les portes des bagnes, des prisons » (Le Libertaire, 7 septembre 1919). D’un autre côté, ils appuieront toujours plus explicitement l’acte de Cottin. Après un premier meeting le 17 octobre 1919 à Paris, un second est organisé l’année suivante à Clichy. Devant quatre cents personnes, les uns regrettent que le geste de Milou ait malheureusement échoué, tandis que les autres estiment que c’est tout l’état-major, massacreur en chef, qui méritait d’y passer. C’est pour ce genre de propos apologétiques (« propos subversifs tenus en réunion publique »), que les compagnons Content, Coussinet et Letourneur sont condamnés le 28 octobre 1920 à six mois de prison. Le gérant du Libertaire, Julien Content, se reprendra une seconde peine de quatre mois en décembre 1920 pour un article de Louis Loréal qui avait défendu l’acte de Milou en mars dans le journal. Loréal prendra quant à lui un an de prison pour lui apprendre le poids des mots. Ce dernier, chansonnier et compositeur-interprète, ne lâchera pas pour autant l’affaire, et écrira même la chanson populaire Gloire à Cottin (sur l’air de Gloire au 17e, de Montéhus), reproduite en janvier 1922 dans Le Libertaire, écopant d’une nouvelle peine de huit mois de prison. Cet air fredonné avec entrain dans les faubourgs et les bouges ouvriers, se terminait ainsi : « Oui, ton geste fut grand, beau, courageux et noble / D’avoir voulu venger le monde ensanglanté / Hélas ! Ton coup manqua. La sinistre crapule / Par malheur survécut à la balle d’acier ! / Et toi, tu fus jeté dans la noire cellule / Où tu souffres encor’, ô noble justicier ! / Nous ne t’abandonnons pas à ton noir destin / Et vous, les chats-fourrés de la magistrature / Déployez contre nous toute la procédure ! / Vous n’étoufferez pas ce cri : Vive Cottin ! »
Si le pouvoir pouvait certes frapper de-ci de-là certains compagnons, il ne pouvait par contre plus arrêter une vague solidaire aussi diffuse qu’une chanson qui passe de bouche à oreille. Il pourra saisir le 22 avril 1922 au siège du Libertaire 10 000 exemplaires de la brochure Émile Cottin, son geste, sa condamnation, son supplice, mais il n’empêchera pas sa diffusion. Tiré à 100 000 exemplaires, l’opuscule résumait en huit pages le palmarès de Clemenceau (rappelant par exemple les vingt morts et quatre cents blessés de la répression des manifestations viticoles de 1907 et celle des grèves insurrectionnelles de Villeneuve et Draveil en 1908), pour se terminer par une adresse laconique à ses lecteurs : « Vous regretterez qu’il ne soit pas tombé sous les coups du justicier Cottin ». A côté de cette brochure, l’Union anarchiste mit également en circulation une carte postale avec le portait de Milou et des milliers de papillons, déclinés en seize phrases différentes, qui se retrouvaient collés un peu partout. Ils allaient de « Contre le génie du mal, Cottin s’est dressé et a voulu venger tous les assassinés. Admirons-le et arrachons-le à ses tortionnaires » jusqu’à « Peuple, n’oublie pas que les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. Levons-nous et sauvons Cottin ! ».
Cette année-là, la justice établit même un tarif syndical pour condamner toutes celles et ceux qui faisaient retentir dans la rue ou les bistrots le fameux « Vive Cottin ! », soit un mois de prison avec ou sans sursis selon le casier des intéressés. Lors d’un autre meeting le 21 janvier 1923 en faveur de Milou, la salle de centaines de personnes se déchaîna une fois de plus, et ce fut le nouveau gérant du Libertaire qui en sera tenu responsable. Son procès le 6 mars (où il prendra six mois de prison) était bien entendu une nouvelle occasion d’agitation : « Vous croyez peut-être que vos poursuites nous obligeront à nous taire et que d’autres Cottin ne surgiront pas ? Vous vous trompez… Condamnez-moi comme vous avez condamné mes camarades ; vous ne m’empêcherez jamais de glorifier l’anarchie en criant : « Vive Cottin ! A bas tous les gouvernants ! » ».
Finalement, à la faveur de nouvelles élections législatives en mai 1924 voyant l’arrivée au pouvoir du cartel des gauches, le gouvernement Herriot prononça une série d’amnisties, allant de politiciens aux cheminots de la grève de 1920, et puisqu’il décida également du transfert des cendres de Jaurès au Panthéon, il ne put passer à côté d’Émile Cottin. C’est ainsi que le 21 août 1924, le ministre de la Justice concéda une remise en liberté conditionnelle de Milou, celui qui avait manqué le cœur du boucher Clemenceau de quelques millimètres.

Deux chemins opposés

A sa sortie de cinq années éprouvantes dans la centrale de Melun, Milou ne relâcha qu’une brève déclaration : « Me reposer tout d’abord, car j’en ai grand besoin ; faire de la musique, goûter par de longues promenades le calme de l’admirable forêt, et lire, lire surtout, car il me faut avant tout reprendre contact avec la vie. » On ne sait pas grand chose des dix années suivantes de sa vie, sinon qu’il était assigné à résidence dans l’Oise, et que ni la justice ni les mouchards ne relâchèrent leurs attentions contre lui.
D’abord de retour chez ses parents à Compiègne, il s’installa ensuite à Haucourt chez Second Casteu, un compagnon qui participait activement à l’hebdomadaire anarchiste du coin, Germinal. Fort de sa formation de menuisier-ébéniste, Cottin survivait en fabriquant des boîtes à pain en bois, et fut arrêté plusieurs fois lors de ses déplacements en dehors de l’Oise pour tenter de garder des liens avec son ex-compagnonne et le fils qu’ils avaient eu avant de se séparer. Ce fut notamment le cas en 1930 à Lyon, où il fit quelques mois de prison, puis à Clichy en février 1936.
Vivant là sous une fausse identité et continuant de travailler comme ébéniste, il fut dénoncé et effectua à nouveau trois mois de prison.
Quelques mois après cette nouvelle incarcération, c’est la révolution qui éclata en Espagne. N’ayant jamais perdu ni enthousiasme ni sens pratique, il se procura une fois de plus de faux papiers en juillet 1936 grâce aux anarchistes Louis Louvet et Simonne Larcher, qui animaient depuis plusieurs années des Causeries populaires sur Paris. Cette dernière était également très liée aux compagnons italiens comme Renato Souvarine [7], qui éditaient en exil le journal Diana.

Sous une fausse identité, Émile Cottin parvint sans encombre en Espagne, probablement vers septembre 1936, et décida de combattre au sein du groupe international de la colonne Durruti. C’est à ses côtés qu’il trouva la mort à Farlete un mois plus tard, le 8 octobre 1936, sur le front de Saragosse. Voici comment Antoine Gimenez raconte ses derniers instants : « Il se trouvait de garde, perché sur un arbre, au bord du fleuve, quand une balle, sûrement tirée par un tireur d’élite, le tua. Il était un garçon taciturne, solitaire, toujours plongé dans je ne sais quel rêve intérieur. Nous étions à table, chez la tia Pascuala qui avait accepté de faire la cuisine pour une dizaine d’entre nous, lorsque quelqu’un rentra en disant : « On a tué Cottin ». Je le connaissais à peine, je ne sus que plus tard qu’il avait essayé de tuer « le Tigre ». » La dernière lettre qu’il avait adressé à sa famille, le 21 septembre 1936, portait comme adresse : « Émile Cottin – comité français CNT-FAI, Cuartel de Petralbes, via Layetana 32, Barcelona. »

Pour finir, alors que Milou resta le reste de sa vie fidèle aux convictions que la seule bonne guerre n’était pas celle des puissants qui n’hésitaient pas à faire massacrer des millions d’exploités, mais bien celle menée contre eux, alliant geste individuel et participation à la révolution, on peut se demander ce qu’était devenu l’ultra-nationaliste Raoul Villain. Celui-là même dont l’acquittement par le pouvoir fut le pendant de la condamnation à mort de Cottin. Eh bien, il se trouve que le chemin du patriotard croisa une seconde fois celui de l’anarchiste. Loin des affres de l’existence, Raoul Villain s’était installé en 1932 sur une plage d’Ibiza, dans les Baléares, pour jouir en paix de l’héritage laissé par son père, greffier en chef du tribunal de Reims. Surpris par la guerre d’Espagne,

Villain se trouva fort à son aise lorsque la garnison militaire et les gardes civils de l’île se rallièrent aux franquistes. Mais il le fut beaucoup moins lorsqu’une colonne de près de cinq cents anarchistes sous la bannière de Cultura y Acción débarquèrent soudainement dans l’île pour les en chasser, les 9 et 10 septembre 1936. C’est là que Villain mourut, le 26 septembre, étranglé par un compagnon qui n’avait pas la mémoire courte.

[Tiré d’Avis de Tempêtes n°19-20, été 2019, p.14-26]

Arrestation d’Emile Cottin par les gendarmes. Illustration extraite du journal « Illustrated London », 1er mars 1919.


Notes :

1. L’ultra-nationaliste Raoul Villain qui assassina Jaurès le 31 juillet 1914, reprochait par exemple à ce dernier de s’être opposé en 1913 à la Loi des trois ans qui rallongeait d’une année la durée de la conscription.
Mais en face, Jaurès était tout simplement partisan d’un autre système militaire de « défense de la patrie » : une conscription obligatoire de 18 mois qui diminuerait progressivement jusqu’à six mois en octobre 1918, avec en sus un système suisse de jours de manœuvres réguliers chaque trimestre tout au long de la vie.

2. Le bureau de censure organisé au niveau du ministère de la guerre proposait soit de réécrire l’article avant impression soit de le remplacer en entier par un blanc. Ce qu’il faut dire tenta ainsi de louvoyer avec les 5000 fonctionnaires affectés à cette tâche.
Pour donner un exemple, le n°2 de Cqfd du dimanche 9 avril 1916 se présentait ainsi : (sur cinq colonnes) p.1, deux colonnes vides ; p.2, trois colonnes vides ; p.3 une demi-page vide (un feuilleton de Tolstoï dont ne subsiste que le titre, Tu ne tueras point, et la signature) ; p.4 une demi-colonne vide.

3. De fait, l’armée française occupera une partie de la Rhénanie (1918-1930), le territoire de la Sarre (1920-1935), la Ruhr (1923-1924), Memel au nord de la Prusse orientale, une partie du Schleswig-Holstein et la haute Silésie (1920-1922) ; soit en tout 12 à 15 millions d’habitants.

4. Il s’agit d’un pistolet automatique Ruby utilisant des balles de 7,65 Browning, en dotation dans l’armée française à des centaines de milliers d’exemplaires à partir de 1915, et fabriqué en Espagne.
5. Louis Lecoin, anarchiste et syndicaliste, passa la plupart de sa vie en prison entre 1910 et 1920 pour son agitation antimilitariste. Alors insoumis, il est arrêté en décembre 1916 en distribuant, seul, à Belleville le tract « Imposons la paix ! » et ne sortira de prison qu’en 1920.

6. Voir par exemple Les anarchistes et le cas de conscience, ed. de la Librairie sociale (Paris), 1921, pp. 18-19

7. Voir Renato Souvarine, Pour l’anarchie du mouvement anarchiste !, ed Anarchronique (Paris), janvier 2019, 64 p.

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