Chili : Détruire ou réformer l’existant – 22 octobre 2019

Mardi 22 octobre (cet aperçu est écrit avant la journée de grève générale de mercredi) dans un Chili toujours sous état d’urgence, les affrontements, pillages et incendies n’ont pas cessé, s’étendant à d’autres villes encore et provoquant en retour une nouvelle extension du couvre-feu par les militaires (concernant désormais 75% du pays). Dans un des épicentres de la révolte, Valparaíso et sa région, il est le plus étendu, dès 18h et jusqu’à 5h30 du matin. Il commence à 20h à Antofagasta, Calama, Tocopilla et Mejillones, à Copiapó et Caldera, à La Serena et Coquimbo, dans le Grand Santiago, à Racangua et Orsono, à 21h à Talca Valvidia et Puerto Montt, et à 22h à Arica, Iquique et Alto Hospicio (jusqu’à 6h).

Même si certains dinosaures marxistes blablatent à foison depuis quelques jours sur la « composition de classe » du mouvement de révolte chilien et la place occupée par le « lumpenprolétariat et les sous-prolétaires » (!) en son sein, force est de constater que leur sujet politique préféré, les « travailleurs organisés » ne brillent pas par leur nombre lors des cacerolazos en journée (à l’exception des profs… puisque nombre d’écoles sont fermées) et des destructions nocturnes. C’est bien entendu parce qu’ils continuent de se rendre au travail jour après jour avec un couvre-feu aux horaires qui s’adaptent peu à peu aux besoins de l’économie (fin abaissée de 6h à 5h du matin dans plusieurs villes et à 4h à Santiago), au moins tant que les cogestionnaires syndicaux de l’exploitation ne les appellent pas à faire grève pacifiquement comme il est prévu mercredi et jeudi. Pendant que tous ces honnêtes gens qui répugnent à aller se servir directement sont au turbin (à l’exception des dockers qui ont fait grève lundi) les jeunes, les plus pauvres et leurs complices se rassemblent heureusement en journée dans la rue malgré l’état d’urgence pour faire face aux militaires (carabiniers et soldats). Ils s’en prennent courageusement à eux au risque des tirs de balles (en gomme, en caoutchouc, à billes de métal, ou même à « balles réelles » lors du couvre feu), montent des barricades de fortune, pillent et détruisent la marchandise. Malgré les fantasmes politiques, on n’est pas (encore ?) en présence d’une « insurrection généralisée« , ni qualitative ni quantitative, mais d’une minorité de la population qui se bat sans répit contre la condition qui lui est faite, même si on peut remarquer ici ou là de fortes mobilisations mardi, comme à Concepción où 50 000 personnes ont défilé (sur 220 000 habitants dans la ville). Au-delà de l’illusion des grands nombres qui font la force, il est évident au Chili comme ailleurs qu’une insurrection ce n’est en tout cas pas une concentration pacifique du plus de personnes possibles : c’est un double processus diffus et violent, à la fois d’expropriation et de destruction de l’existant, souvent minoritaire, comme certain.e.s ont commencé à le faire sans attendre personne depuis ce week-end. Un mouvement réel qui peut soit être rejoint par une multiplication des ruptures de la normalité – du travail saboté, de l’école désertée, de la propagande d’Etat silenciée, des institutions incendiées, de l’arrêt de la dévastation du territoire comme celle en territoire Mapuche… – à travers l’action directe, des blocages et des occupations, soit être étouffé par la répression, la revendication et une reconfiguration différemment identique de l’ordre (y compris sous forme de contre-pouvoir populaire).

Du côté des chiffres sortis récemment, l’INDH qui tente un suivi des arrêtés et blessés, parlait ce mercredi à 12h de 2.138 émeutiers incarcérés depuis le 17 octobre, 376 hospitalisés dont 173 suite à des tirs d’armes à feu des forces de l’ordre et au moins 5 tués par des agents de l’Etat. Etant une cible très particulière, les AFP (agences du système de pensions par capitalisation) recensaient mardi 41 de leurs agences saccagées ou incendiées, sachant que la moitié d’entre elles n’ont pas fourni de chiffres. Dans un pays ravagé par les Chicago Boys où tout est privé, si on passe des retraites à la santé, les trois grandes marques de pharmacie (Salcobrand, Ahumada et Cruz Verde) ont reporté 197 d’entre elles pillées, dont plusieurs réduites en cendres. Du côté des écoles, le ministère a listé 20 écoles saccagées et hors d’usage, dont deux incendiées (colegio de Lo Espejo et Catemo, région de Valparaíso). Enfin, du côté des super et hypermarchés, les grosses chaînes ont sorti leurs calculettes : 125 Lider et ACuenta pillés, dont 9 détruits (groupe Walmart) ; 87 Unimarc, Mayorista10, Alvi et OKMarket pillés, dont 4 détruits (groupe SMU) ; 78 Jumbo, Easy et Santa Isabel pillés, dont 5 détruits (groupe Cencosud) ; 15 Sodimac endommagés (grands magasins pour la maison, groupe Falabella) ce qui fait plus de 300 commerces de ces grandes marques saccagés. Ou pour reprendre l’image de l’Asociación de Supermercados, c’est un quart des supermarchés du Chili qui a subi des dégâts importants et un sur cinq qui a été pillé. Et tout cela en à peine quatre jours d’émeute. Enfin mardi, dans sa conférence de presse, ce qui inquiétait le sous-secrétaire à l’Intérieur Rodrigo Ubilla, n’était pas seulement cette énorme vague d’expropriations ravageuses, mais qu’au bout de quelques jours les émeutiers commençaient aussi de plus en plus à s’en prendre aux institutions, malgré l’état d’urgence et les couvre-feu : « on est parti de l’attaque et la tentative de destruction des lignes de métro jeudi et vendredi dans la région de Santiago, puis le week-end fut marqué par des incendies et pillages de supermarchés, et hier lundi dans une situation mélangée se profile l’intention de détruire les infrastructures publiques. Il y a eu des tentatives d’incendie [certaines fructueuses] de brûler les mairies de San Carlos, Calama, Quilpué, d’incendier la Préfecture Maritime d’Arica et aussi les commissariats de Puerto Natales et de San Pedro de la Paz, entre autres. Il y a eu 42 manifestations lundi qui ont rassemblé 130 000 personnes [sur 18 millions d’habitants]« .

Pour donner de nouveaux exemples de pillages (notamment géographiques) du mardi 22 octobre en journée et la nuit, au milieu d’affrontements avec les uniformes, il y a eu une station service Copec à Arica, un hypermarché Líder à Talagante, un supermarché Unimarc à Antofagasta (partiellement incendié) et de nombreux commerces, un magasin de vêtements Tricot incendié à Valparaíso et un hypermarché Lider avenue Colón, un hypermarché Acuenta avenue El Sol à Rancagua, un centre commercial à Puente Alto, un hypermarché Líder à Conchalí au croisement des rues Independencia et Olivo, l’incendie du Centro Regional de Abastecimiento (CREA, gros marché régional couvert) à Talca, attaque aux molotovs de la Capitainerie du Port à Arica par 5000 personnes suivie d’affrontements avec les militaires, l’incendie du péage à Chivilingo sur la Ruta 160…

Du côté des manoeuvres politiques, à la veille de l’annonce d’une grève générale, le président Piñera a consulté différents partis d’opposition (le PS, PC et Frente Amplio ont pour leur part refusé de discuter tant que les militaires étaient dans les rues) avant de déployer son agenda social à 21h30 : augmentation de 20% du minimum vieillesse de 110 000 à 132 000 pesos chiliens (136 à 163 euros), gel des tarifs de l’électricité, hausse du salaire minimum à 350 000 pesos (430 euros), une nouvelle tranche d’impôt de 40% sur les plus riches, baisse du prix de certains médicaments, réduction du nombre et des mandats des parlementaires, le tout enrobé comme il se doit (« Nous n’avons pas été capables de reconnaître l’ampleur de cette situation d’inégalités et d’abus. Je vous demande pardon pour ce manque de vision« ). Profitant d’un rapport de force, la gôche qui avait mené la même politique que Piñera avec Bachelet (présidente de la République entre 2006 et 2010 puis 2014 à 2018) a bien sûr jugé ces mesures insuffisantes, certains réclamant en sus une Assemblée nationale constituante pour modifier les règles du jeu héritées de la dictature. On remarquera tout d’abord que comme d’habitude les quelques miettes concédées par le pouvoir l’ont été suite à un mouvement de révolte hors-la-loi et violent de la rue, et surtout comme une carotte qui marche avec le bâton des militaires, dans le seul but de pacifier la révolte. En outre, face à une auto-organisation hors des partis et syndicats pour prendre et détruire, face à une autonomie farouche où les idées anarchistes ne sont pas absentes, le jeu classique de récupération de la gauche est de faire avancer son propre agenda politique à base de réformes du système et d’une nouvelle Loi Suprême qui garantirait autrement ce qui est critiqué de façon pratique depuis plusieurs jours (de la propriété à l’Etat).

Mercredi 23 octobre est prévue la grève générale qui devrait réunir énormément de monde dans les rues. On verra si ces foules se contenteront de défiler toutes ensemble en criant « non non non », ou si une partie d’entre elle rejoindra les travaux urgents de démolition en cours, à l’heure ou l’armée vient de rappeler ses réservistes pour tenter de faire face à la situation (et d’acheter en urgence 36 725 cartouches anti-émeutes)… Qui sait ?


PS : Enfin, comme on pouvait s’y attendre, filmer des actes illégaux et les mettre en ligne sert les flics (à l’exemple de la suite des émeutes de Londres en 2011 ou du G20 de Hambourg en 2017) : la Unidad de Análisis Criminal du parquet de la région de Bío Bío (villes de Concepción et Chillan) vient officiellement d’annoncer le 22/10 qu’elle recueille toutes les images sur les réseaux sociaux et internet pour identifier « les groupes de pilleurs organisés » des centaines de commerces attaqués dans cette région, et a même créé un compte de dénonciation anonyme pour leur envoyer toute image supplémentaire…

De la consommation technologique à sa consumation

Antofagasta, l’Unimarc après liquidation totale

Talca, le marché couvert régional

Restes d’un hypermarché flambé

Maipú (Santiago), nouvel incendie d’une station de métro

[Publié sur indymedia nantes, 24.10.2019]

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