Publication : Contre les lèche-bottes et leur monde

Alors que je m’apprête à venir rejoindre mes amis et mes camarades à la ZAD, et que, comme beaucoup à travers la France, je suis l’évolution de la situation derrière mon écran et dans les journaux, je suis désagréablement frappé par les discours que j’y lis, que j’y entends. Ce sont toujours les mêmes « porte-parole » plus ou moins auto-désignés, tenant toujours les mêmes propos : l’État, malgré la sincère volonté de négociation du « mouvement » soi-disant uni, bafouerait ses promesses, par exemple (comme par hasard) en expulsant les Cent-noms, collectif « agricole » – et maison de certains des chefs du Comité pour le maintien des occupations (CMDO). Ces propos, maintenant plus que jamais, il faut en faire une critique politique.

Le jeu de l’État depuis quelques mois est (comme à son habitude) de diviser les occupants en deux camps, opposables entre eux, les « bons » qui donneraient des gages (« nettoyage des routes ») et déposeraient des projets agricoles « individuels » ; et les « mauvais » qui ne sont, apparemment, que des « branleurs » (« Michel » à radio-France-info, le 9 avril). Or, au lieu de dénoncer ces grossières manœuvres, et de faire preuve de ce qu’on appelait autrefois la « solidarité » (on consultera au besoin un dictionnaire du XXe siècle), un bon nombre de ceux désignés comme « bons » se sont empressés de se soumettre à toutes les injonctions de la préfète et autres. Et, bien évidemment, plus on obéissait à ces injonctions, plus de nouvelles injonctions étaient formulées. L’exemple désormais connu du « nettoyage » de la D281 est encore dans toutes les mémoires : on a d’abord exigé que soient détruites quelques constructions, puis rapidement toutes les constructions, puis il y a eu une présence policière permanente « pour accompagner les travaux de réfection de la chaussée », etc. À chaque étape s’illustraient un certain nombre d’individus, qui par ailleurs pour nombre d’entre eux étaient membres de l’organisation politique ayant confisqué l’essentiel du pouvoir (mainmise sur les outils de communication, monopole des rapports avec les autres « composantes », création d’une « assemblée des usages » bidon où tout est prêt à l’avance, etc.) : le CMDO. En fait, il était question de prouver à l’État qu’ils étaient capables de maintenir l’ordre eux-mêmes.

Alors a eu lieu la première « trahison » de l’État : les « opposants » qui pourtant pensaient avoir tout prévu pour leur intégration (avec un organigramme institutionnel complet), n’ont même pas été invités aux négociations sur la gestion future des terres ! Quelle humiliation pour ceux qui voulaient, à n’importe quel prix, s’intégrer à la gestion bureaucratique et devenir les relais de l’État !

Mais, au lieu de tardivement prendre conscience de leur rôle abject et de l’évidence que ce rôle ne pouvait que se retourner contre eux, nos braves aspirants-gestionnaires ont néanmoins redoublé de lèche-bottisme, et ont déposé des projets agricoles en urgence pour ne pas voir expulser leurs maisons, sans plus faire mine de se soucier des autres occupants (les « branleurs »). Dès lors, toutes les soumissions à l’ordre bureaucratique que par ailleurs on prétendait combattre sont bonnes : un autre chef, Delabouglisse, le porte-parole de Copain44, a ainsi précisé mardi 10 avril en conférence de presse que « les brebis venaient d’être pucées » par les habitants des Cent-noms. Semblant ignorer (mais ne l’ignorant pas) tous ceux qui luttent encore contre le puçage des brebis, et en général contre les normes agricoles (et qui sont très attentifs à ce qui se passe à Notre-dame-des-Landes), il témoigne de la volonté désespérée de s’intégrer à tout prix à l’appareil bureaucratique, en donnant tous les gages imaginables de soumission complète. Et il va même jusqu’à s’excuser de ne pas pouvoir « en deux mois proposer un projet parfait ».
L’inénarrable Julien Durand (Acipa) a finement suggéré une solution dans Presse-Océan du 9 avril, c’est à dire en plein pendant les attaques des gendarmes : « On encourage vivement les habitants de la Zad à déposer des projets individuels pour obtenir une relative levée d’inquiétude [sic] sur l’ampleur de l’opération d’expulsion [sic]. » Tout est dit : quoi qu’il arrive, à présent qu’il n’y a plus d’aéroport, il faut liquider le mouvement d’occupation, gaz lacrymogènes ou non1.

En résumé, « depuis le début de la discussion avec la préfecture, on a été bluffés totalement. Alors là, ils sont forts, parce qu’ils nous ont eus, on a cru au dialogue, à l’apaisement et aujourd’hui ils nous répondent par la violence », pleurniche « Willem » dans Ouest-France le 10 avril. Naïveté ou crétinisme ? Je ne peux trancher.

D’autre part, si les Cent-noms (entre dix autres maisons, rappelons-le même si c’étaient des maisons de « branleurs ») ont pu être attaqués, évacués et détruits dès le premier jour de l’opération des gendarmes, c’est bien avant tout parce que la route D281 (qui y mène) avait été abandonnée, sous la pression, entre autres, de certains habitants des Cent-noms eux-mêmes ! Un enfant de cinq ans découvrant le jeu d’échecs n’aurait pas fait une telle erreur tactique. On s’indigne de la violence (« illégale ») des gendarmes alors même qu’on leur a soi-même déroulé un tapis rouge, en écrasant les récalcitrants au passage.
Et pourtant, devant les ruines fumantes de sa maison, un des habitants, au lieu de tirer les leçons de sa veulerie, pleurnichait encore, accusant l’État de ne pas avoir « le respect de la valeur-travail [sic] » (« Michel » à radio-France-info, le 9 avril). Il semble nécessaire, hélas, de rappeler que la plupart des occupants tâchaient et tâchent toujours de lutter contre le travail et l’exploitation. Que certains aujourd’hui fassent l’apologie du travail dans la presse, c’est le comble de la saloperie.

Dans le cadre de la répression des luttes, il est assez banal que l’État essaie d’intégrer certaines fractions particulièrement arrivistes ou ambitieuses, pour encadrer le reste et miner la lutte ; et il est bien rare qu’il ne trouve pas des candidats (syndicalistes, « leaders » étudiants, etc.). À la ZAD, ç’aura donc été le CMDO, en plus de l’Acipa/Coord et de Copain (un tel comportement étant évidemment bien plus attendu pour ces dernières structures ouvertement réformistes et co-gestionnaires).
Pourtant, malgré les marques les plus délirantes (et évidemment dangereuses) de soumission, l’État n’a pas voulu d’eux ! Peut-être parce que, disposant de toute façon par ailleurs de relais bien rodés (p. ex. Acipa), l’État a voulu marquer qu’une frontière symbolique ne pouvait être franchie : celle de la propriété. Ou, plus exactement, que l’État ne cède pas la propriété d’un bien (d’une terre) par la négociation ; et par le rapport de force, très rarement. Ce serait de sa part reconnaître que le sacro-saint principe de propriété, pilier indispensable du capitalisme, n’est en dernière analyse qu’un vulgaire bout de papier. Mais doit-on s’émouvoir du sort de ceux dont les espoirs odieux sont ainsi réduits à néant ? Le CMDO est seul responsable de ce qui lui arrive, et il est inutile de verser des larmes sur sa pitoyable déconfiture.
En revanche, il convient de continuer à soutenir celles et ceux qui, loin des caméras, des conférences de presse et des tables de négociations de la préfecture, luttent, non plus certes contre l’aéroport, mais contre « son monde » que certains ont opportunément oublié.

En tous cas, de pleurnicherie en léchage de bottes, nous voici passés d’une situation où l’État, acculé à l’échec par la lutte, devait renoncer à un projet d’infrastructure considérable, à une situation où les opposants eux-mêmes, au nom d’une « union sacrée » dont on connaît pourtant les mécanismes, ont réalisé une partie du travail de leur propre expulsion.
Il est vital de continuer à s’opposer, à la ZAD et partout ailleurs, à la répression brutale de l’État ; mais pour ce faire il est indispensable de tirer les leçons politiques de ce qui s’est passé à la ZAD ces dernières années et plus encore ces derniers mois, sous peine de reproduire, encore et toujours, les mêmes erreurs, et de tolérer, encore et toujours, les mêmes prises de pouvoir et les mêmes coups de poignard dans le dos.
Heureusement, certains sont encore là qui résistent sérieusement et avec une détermination remarquable. Puissent-ils faire reculer pied à pied l’État – et ses sbires, actuels ou en devenir.

Un camarade lointain, le 11 avril 2018

[Publié sur indymedia Nantes, samedi 21 avril 2018]

Lire la brochure « ZADissidences », un recueil de nombreux textes dissidents au sujet de la ZAD

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